Maintenant, elle sait – Hommage à Christine Valette


Il parait que c’est la phrase que prononçait François Mitterrand quand il rentrait d’un enterrement. Ce qu’il y avait « après » était pour lui une véritable obsession. Il sait depuis longtemps. Mon amie Christine, elle, ne sait que depuis quelques jours.

Son départ m’a bouleversé. Je suis allé l’accompagner, la semaine dernière, à sa dernière demeure. Un crématorium bien triste, comme le sont tous les crématorium, j’imagine, car je ne suis pas familier de ces lieux. Si nous étions allés ensemble à l’enterrement d’un de nos amis, gageons que nous nous serions moqués de la laideur des rideaux bleus qui ont vu passer son corps pour la dernière fois. Et des tableaux. Enfin, les tableaux, je ne les ai pas détaillés, parce que je pleurais trop. Brûler ce qu’on a adoré, c’est la pensée terrible qui ne peut manquer de vous saisir quand un de vos proches choisi d’être incinéré.

Ah, tiens, ils étaient amis, ces deux là ? Bizeul et Valette ? Le Clos des Fées et Troplong-Mondot ? Les torchons et les serviettes ? Oui. Ils étaient amis. Depuis longtemps, sans failles, même si, dans l’amitié comme dans tous les sentiments humains, il y a des hauts, des bas, des vides, des silences, des blancs, des absences et des retours. Mais ce qu’il y a de bien, dans l’amitié, la vraie, la simple, c’est qu’elle ne perd jamais en intensité, que son feu ne baisse pas et que malgré des années de séparation, elle redémarre au quart de tour, comme si c’était hier que l’on s’était quitté. Vous voyez ce que je veux dire ? C’est bien, parce qu’alors vous avez de vrais amis. Oh, je sais, certains diront que l’amitié entre un homme et une femme est chose impossible. Qu’ils sont donc ignorants, ceux là, des choses de la vie.

Bon, ma Christine, puisque personne ne s’y colle, sur le web, et bien je vais retrousser mes manches, et tenter de laisser une trace de toi dans le monde virtuel. Une sorte de stèle numérique. Un repère. Un truc qui va être indexé par des robots et qu’on ne pourra plus jamais enlever, qui ne sera jamais dispersé, jamais envahi par les herbes. Qui sait, tous ceux qui t’on aimée, appréciée, cotoyée, mettront, peut-être, au fil des ans, un témoignage de ces moments passés à côté de toi, grâce à toi ou un simple mot sur l’un de tes vins. Un parfum. Une émotion. Ton souvenir ne disparaitra pas. Ce sera déjà ça, hein.

Un peu de musique, si tu veux bien. Tiens, celle là, que j’écoutais à l’époque où nous sommes rencontrés et qui me semble tout à fait d’actualité.

C’est sur Deezer, faut faire play. 

Bon, ça me fait à nouveau pleurer comme un môme, mais ça s’arrêtera bien un jour. Big boys don’t cry, n’est t-il pas ? Et puis j’ai même pas honte, tu vois. Allez, je raconte.

Il fut un temps où j’écrivais, vous le savez je crois. Sur le vin. Ou sur la nourriture. Jamais sur autre chose. Ou une fois, peut-être, un truc de commande. Bref, un beau jour de 1989, j’eus l’idée saugrenue de proposer à Cuisine et Vins de France un article sur le millésime 1987. Marrant, parce que 26 ans après, je viens de le retrouver et l’ouvrir sur mon ordinateur où j’ai toujours l’article autrefois rendu, bien calibré en feuillets de 1 500 signes, et dont le texte pourrait servir mot pour mot au millésime 2013 (sic). Or donc, après une grande dégustation d’une centaine de Bordeaux 1987, j’eus l’étrange idée de demander à ceux que j’avais conviés à gouter avec moi, quel serait le vin qu’ils acheteraient personnellement pour mettre dans leur cave. Et Troplong-Mondot, ton château, figurait dans les trois vins systématiquement cités par les dégustateurs. Pas des moindres, s’il vous plait, des pointures de chez pointure. C’est le seul de mes articles qui ait jamais eu un (petit) effet sur le marché, juste de celui de donner envie de le redéguster à certains négociants qui l’avaient ignoré. Cela suffit pour qu’il trouve des débouchés, ce satané 1987. Au passage, on trouva à l’époque des piles de Mouton, de Lafitte et autres Latour à 150 frs (oui, francs…) chez Intermarché, une aubaine, et la grande distribution devint un acteur majeur des primeurs.

Je ne résiste pas à citer ce que j’écrivais à l’époque, ça te fera sourire : « La révélation de la dégustation. Personne ne l’attendait et il a pourtant fait l’unanimité. Ce que tout le monde aurait voulu faire en 87. Sombre, profond, d’une finesse et d’une qualité de tanins remarquables. Pourtant, il ne renie pas son millésime. Un exploit (H.B.) Nous aurions dû en acheter d’avantage… (J.M.C.). «Remarquable» (P.L.) Somptueux, aujourd’hui comme demain (M.R.). On aura reconnu Jean-Marie Chadronnier, Patrick Léon et Michel Rolland. Excusez du peu.

Cet article attira l’attention sur toi, sur ton travail, sur cette jeune femme qui avait décidé d’orienter le château familial sur la voie de l’excellence. A Saint-Emilion, à l’époque, c’était tout sauf courant. Une femme à la tête d’un château, bien sûr, mais aussi le simple fait d’espérer de voir son vin, un jour, considéré comme délicieux, puis, qui sait, « grand ». Je sais, c’est diffiicile à croire. Mais je peux en témoigner, j’y étais. Personne, à l’époque, ne faisait de travail en vert, n’avait entendu parlé de la maturité phénolique, ne pensait qu’il fallait vendanger mûr quelques soient les risques. Personne, sauf quatre, toi, l’Angélus, Valandraud et Tertre-Rotebœuf (à sa manière, déjà). Quand à penser que le classement serait un jour remis en question, il  n’y avait que toi pour le croire. 25 ans plus tard, tout cela s’est pourtant réalisé. Incroyable. Dommage qu’il n’y ait personne pour raconter.

Tu m’envoyas alors un petit mot de remerciement (une élégance rare, qui ne m’a pas été souvent accordée), rempli d’humour, signalant que tu avais eu plaisir à voir que quelqu’un faisait enfin la différence entre son vin et les autres, personne ne semblant auparavant l’avoir remarqué, malgré les efforts monstrueux consentis et nonobstant le fait ça sautait franchement aux yeux On se rencontra et puis, on connait la suite : parce que c’était elle, parce que c’était moi. Oh, je ne suis pas naif, tu eu d’autres amis. On était pas Montaigre et La Boétie. Nous, tout tourna toujours, quand on y pense, autour du vin, de la bouffe et de l’écriture. C’était déjà bien suffisant.

Il faut dire qu’il était bien difficile de ne pas tomber sous votre charme, Madame. Tu mettais une passion incroyable à parler de ton vin, de tes efforts, de tes luttes, contre les idées reçues, ta famille, le négoce, les ouvriers et leurs habitudes anciennes, les traditions pesantes. Je vais dire une chose de toi que personne ne pourra nier : tu avais une capacité naturelle à former autour de toi une « distorsion de la réalité ». Comme Steve Jobs, parait il. Autour de toi, tout le monde se sentait bien. Meilleur. Apaisé. Plus intelligent ? Aussi, en tout cas jamais bête. La classe. Et croyait vite à ton rêve qui promettait de hisser Troplong-Mondot au sommet. Bon, ce genre de don n’est pas facile à gérer. Il a des conséquences, pas toujours faciles à gérer. On va faire court sur le sujet. Même passer, carrément, tu veux bien ? Oui, tu veux bien. C’est passé, de toute façon.

Il serait trop long de raconter ici, et bien trop intime, tous les moments délicieux – c’est le mot, spontanément, qui me vient à l’esprit, chère Christine, si je devais, à la fin du jeu que tu viens de siffler, te « qualifier » – que j’ai eu la chance de vivre grâce à toi et à ton mari Xavier. Des matins à cuisiner, ensemble, sur la table de ta cuisine aux carreaux bleus, nos spécialités respectives (tu sortiras, à titre posthume, un livre de cuisine bientôt qu’il me tarde de feuilleter, même si je vais, je sais, le mouiller à nouveau de mes larmes). Ta façon de mettre des herbes fraîches dans la salade, que je t’ai piquée. Ma recette de sardines marinées que tu as faite tienne. Une bière, un jour, à 18 heures, avec Xavier, accompagnée d’une assiette de frites, à Bordeaux, avant un diner innoubliable. Un marché, à Libourne et notre petit café nos cabas remplis. Des bouteilles, des bouteilles, encore des bouteilles, partagées ensemble, en faisant notre éducation mutuelle, j’ai la prétention de le penser, avec des amis que nous nous sommes présentés et qui se sont à leur tour mélangés. Votre aide, à tous les deux, à une époque de ma vie où, en mutation, je cherchais ma voie. Vos filles, si proches, si brillantes. Un été à Belle Ile. Une église Cisterciene abandonnée au bord du Canal du Midi, avec un verre de Cinsault, si sujet à discussion. Tous ces moments heureux et bien sûr, en point d’orgues, notre passion du vin, commune, toutes nos discussions sans fin qui m’ont aidées, un jour, à sauter le pas et à faire, à mon tour, un jour, du vin. Qui aurait dit qu’un jour nous échangerions du vin, de l’huile, des olives…

J’ai fait l’année dernière une verticale de ton vin, sur un mois, en en buvant deux à trois fois par semaine, la meilleure façon je le pense, au final, de suivre l’évolution d’un vigneron dans sa façon de vinifier. Tout était bon, tout était juste. Que d’émotions sur ce 90 entré dans la légende, dont nous avions bu des litres, épatés de voir le Château produire à nouveau un vin légendaire, surpris de le voir si bon de l’écoulage à la mise en bouteille et toujours aujourd’hui. Que d’efforts, que de sacrifices, que de luttes, dans la vigne et dans la cave, pour faire naitre d’un bout de bois un grand vin, puis au moins autant pour renverser les traditions, bousculer les classements, changer les idées reçues. Grace à toi, et à d’autres, bien sûr, j’ai su et vu que là où était une volonté, il y avait un chemin, que c’était, contre toute attente, possible, sans que j’en ignore aucune des difficultés.

J’aurais eu la fierté que tu me vois, de loin, faire à mon tour du vin. Tu restes vivante dans les tiens, voilà un avantage dont les vignerons peuvent se prévaloir, et dans les vignes que tu aura plantées. Il sera donc facile, à nouveau, de vivre un moment intime avec toi, comme tant d’autres personnes formidables  qui t’aiment et à qui tu manques, un verre à la main ou une balade à Troplong. Notre « Madeleine » à nous, c’est désormais un verre de vin rouge, n’en déplaise à Marcel : Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir (A la recherche du temps perdu, bien sûr)

Vois tu, étrangement, il y a aussi un peu de toi dans mon vin, dans ce que je suis, dans ce que j’ose, et cela aussi, je ne l’oublierai pas. Une chose délicate, fragile, noble, belle, chaleureuse et souriante. Tu vois de quoi je parle ? Un peu de toi, tout simplement.

Maintenant, tu sais, donc. On va faire le pari qu’il y a bien quelque chose après, si tu le veux bien, parce que sinon ça serait trop dur, trop injuste et qu’au contraire, alors, ce billet maladroit et brouillon, a un sens, celui de te faire sourire, là bas, au paradis. Et l’idée que tous tes amis, un jour, qui sait, seront à nouveaux réunis.

A bientôt, mon Amie. J’irai, à l’automne, planter un rosier au Clos des Fées pour toi.

A Xavier, à vous, les filles, tout mon soutien dans ces moments terribles. Hervé

15 commentaires

  • dupere barrera
    11/04/2014 at 11:57 am

    Quel beau témoignage ! Beaucoup d’émotions et d’élégance aussi dans ce texte. Bravo

  • Jacques Sallé
    11/04/2014 at 12:41 pm

    Merci à toi mon cher Hervé de nous avoir distillé de ces mots qui viennent du plus profond de ton cœur.

  • bussiere
    11/04/2014 at 1:19 pm

    Merci de nous faire partager un peu de cette Grande Dame.

  • ERIC / DOUELLEDEREVE
    11/04/2014 at 2:53 pm

    Que d’humanité et d’humilité , très bel hommage,,
    effectivement toutes ces belles personnes reste en nous, dans nos têtes et nos coeurs …indélébile !!!

  • j'aime ton wine
    11/04/2014 at 4:30 pm

    Merci Hervé, bel hommage.

  • Gournac
    11/04/2014 at 7:34 pm

    Merci

  • Jean-Marie Chadronnier
    11/04/2014 at 8:49 pm

    Mon cher Hervé,
    Tu l’aimais comme nous l’aimions. Pas « je l’aime bien ».
    Je l’aime.
    Parce qu’elle était rare.
    Nous avons eu le bonheur de partager avec elle et Xavier des moments magiques de simplicité.
    Maintenant, moi, je ne sais pas si elle sait.
    Mais je sais qu’elle n’est plus là. A jamais.
    Son au delà c’est le souvenir doux et douloureux que nous conservons de son sourire, de sa voix, de sa grâce et du bien être qu’elle communiquait.
    Une mama et une reine.
    Jusqu’au dernier moment.

  • Eric
    12/04/2014 at 11:32 am

    texte émouvant,bouleversant et des valeurs qui me parlent.

  • PASTOR Emilien
    21/04/2014 at 6:46 am

    … Hier , dimanche de Pâques , pour fêter le « Réssuscité » , nous avons ouvert une des « Sorcières du Clos des Fées » que ma fille nous avait ramenée de Montpellier : découverte , dégustation , révélation , enchantement … et ce matin , pour en savoir plus sur ce vin dont j’ignorais tout , je viens sur ce site et je lis ce témoignage émouvant : après les arômes , les saveurs , ce texte magnifique . Tout y est , tout est dit : Au-revoir , là-bas !!! et merci .

  • Jacques Vivet
    22/04/2014 at 4:11 pm

    Merci Hervé.
    Christine est bien parmi nous grêce à sa présence naturelle, grâce à son troplong dégusté ou à boire et grace à tes mots sincères. A bientôt.

  • Sylvain
    30/04/2014 at 2:57 pm

    Merci Hervé pour ce beau témoignage qui bien que ne connaissant pas votre chère Christine, m’a touché.

  • Michel Smith
    07/05/2014 at 5:55 am

    Juste, précis, gracieux, lumineux, tendre… Ton hommage à la Vigneronne est à la hauteur de ce qu’elle fut. Merci de la part de tous ceux qui l’ont connue ne serait-ce qu’un tout petit peu.
    Quand on dit que le vin a une âme, que le vin est une personne…

  • uneperdrix
    21/05/2014 at 3:15 pm

    Merci pour cet hommage.

  • Mme Dominique Géneau
    27/06/2014 at 2:28 pm

    Quel bel hommage. merci.
    Nous, les petites jumelles de Louveciennes, ne sommes que les petites amies d’enfance de Chrisitine.
    Et pourtant, notre chagrin est immense. Il y avait l’école Ste Jeanned’Arc, le voisinage immédiat avec le pavillon de sa Grand-mère Colette, Olivier, Florence.
    Les souvenirs de délicieuses vacances passées à Mondot font partie de notre vie. scoubidou, Pampan, Yvonne, Clémentine…..
    Nous te suivions de loin, Nic et moi. adieu Titine.

    Nous sommes boulversées et prions pour ton âme et tous tes proches.

  • Mme Dominique Géneau
    27/06/2014 at 4:44 pm

    Il y’a eu des jours et des jours de bonheur partagés avec notre meilleure amie d’enfance que nous appelions « Titine »… Elle était déjà si jolie dans ses salopettes rouge à la « Caroline, Pouf et Youpi » dans les « sixteens »…. Si jolie avec ses couettes et ses yeux verts….. Comme nous l’aimions notre Amie !
    Je vous évoquerai les chauds après-midi de Louveciennes en Juillet à faire du vélo dans les champs, de la balançoire, ces vacances à Saint-Émilion, la carriole avec l’âne Scoubidou, les orages, les soirées à lire des bd, tous dans le même lit, les têtards conservés dans des pots, la recherche de fossiles dans les glaise de châteaux environnants, le piano dont Yvonne ne voulait rien entendre……..
    La Rolls qui nous conduisait de Paris avec son chauffeur Georges….. Mon Dieu, combien ton chaleureux souvenir a marqué notre vie pour toujours christine ! Et ton Grand-père Bernard Valette si
    Généreux, les bras chargés de cadeaux quand il passait au château.
    Merci,merci, un grand merci pour la joie et le privilège d’avoir été ton amie d’enfance. Cela n’a pas de prix.
    Jamais nous ne t’avons ou liée, et jamais nous ne t’oublierons.

Laisser un commentaire

ABONNEMENT

Recevez les billets du blog dès leur publication. Et rien d'autre.

Archives