Mesdemoiselles, en scène !


Mercredi, 15 heures. Ciel couvert. Douceur d’Automne. Couleurs d’automne. Automne, quoi.

Le décuvage bat son plein. Décuvage… Comment rendre amusant un décuvage ? On prend le marc, on le met dans le pressoir, on est fatigué, sale, il faut attendre devant le pressoir, verre à la main, puis dès que la pression monte, goûter les presses pour s’arrêter au bon moment, ni trop tôt, ni trop tard. A l’école, on me disait qu’on séparait les coules des presses et qu’il n’y avait pas d’autre choix. Moi, les bonnes presses, je ne pourrais rien faire sans elle. Ah, la théorie… Tiens, j’ai l’impression d’avoir fait une contrepèterie mais alors c’est inconscient. J. me dira… Désolé si c’est le cas.

Riz blanc, sashimi de saumon, restons légers. Bon, un soupçon de Mont d’Or, quand même, pour calibrer la bouche sur le crémeux… Le pressoir tourne, j’ai le temps de goûter calmement toutes les cuves.

Un peu de Bill Evans, sur Spotify, ça me semble parfait. Time Remenbered, tiens. Sur The Sesjun Radio Shows. Deux heures sept de bonheur mélancolique. Que c’est bon de prendre le temps. Allez les filles, revue de détails. Les filles, c’est mes cuves. Et puisque vous êtes là, avec moi, en quelque sorte, je vous livre leurs secrets.

Il y a la dix. Vous commencez, la dix !

Ah, la 10. Ouuuuuh très concentrée m’a dit A. qui, pourtant en a vue d’autres… Agnès… C’est pas ça concentré. Ca c’est sauvage. Brun. Avec une texture de peau incroyable. Une indienne qui vit dans les bois. Pour toi, je dirais que c’est musclé aussi, ferme, très ferme; Tu vois l’acteur dans Wolverine ? Ah, voilà, tu vois.. Des muscles secs. De beaux muscles secs. De très très beaux muscles secs. C’est l’année qui veut ça. Un degré de moins, c’est pas anodin. En barrique, ça va être superbe. On va le faire courir un peu, le pur sang, le dompter, moi je te le dis. Et après, ça nous mangera dans la main. Tiens, sympa, on a quelques Stockinger qui arrivent demain. Ecoulage à chaud, dans trois semaines, on voudra boire que ça.

La trois. A vous, on suit, on suit.

Tiens, quel nez étonnant. Ben là. De la mûre sauvage, à la fois mûre (parce la mûre pas mûre, hein…) et verte, herbacée et fraîche. une énergie de plante juste sortie de terre, au printemps, droite et fière. Du tabac blond, très discret, en arrière plan. Un soupçon de terre, retournée, un poil humide (la terre, pas le poil) et non pas Numide, hein faut pas confondre. Il ne faut jamais parler sèchement à un Numide. Comme disait Obélix. Dans quel album déjà ? Je crois que je n’arriverais jamais à me lasser de ce jeu de mot… Acide ? Oui acide. Sans doute le plus acide de tous. Acide, une qualité ou un défaut pour un vin rouge ? Dans le Roussillon, ça dépend du village où tu fais du vin, en fait. On jette un oeil sur l’analyse. Ah quand même. 5.25 d’acidité. 3.32. de pH. C’est l’année. Oui, la malo est finie. Ah. Quand même. Inquiet ? Même pas. Juste ravi d’avoir cette matière/énergie dans mon creuset.

La cinq. S’il vous plait, suivez !

Ah la cinq. Sacrée cinq. voilà le graphite, le tubulaire, le spatial. Des tanins aiguisés comme des lames, mais ronds et soyeux à la fois. Blonde ou brune ? Brune, bien sûr. Altière. Elégante. Calme. Intimement persuadée de sa valeur. Un peu mince ? Difficile à voir à ce stade. Il est parfois d’étonnantes surprises. Stricte ? Juste ce qu’il faut. On n’a pas élevé les cochons ensemble. Pour les cochonneries, il est donc un peu tôt. Mais, quand on se connaitra mieux, who knows ? En attendant, mon Dieu que ce vin est Chic ! Parisien, le Chic. Noir. En escarpin. Karl ? Mince, j’ai réussi à mettre un peu de Karl dans mon vin ! Malo pas faite. Cela va s’adoucir. J’espère pas trop, ce serait moins Chic. De l’allure, voilà ce qu’elle a. De l’allure… Une allure folle.

La six. En avant, mademoiselle, en avant.

La femme chocolat. Elle est là. Tempranillo/Carignan. Décuvage du jour. Et pourtant si exubérante. «Pourquoi attendre, donnons tout, tout de suite», me chuchote t’elle dans l’oreille. Je pense à cette dégustation, il y a vingt ans, de bonbons de chocolat avec Robert Linxe. Comment s’appelait cette ganache parfumée à la framboise ? Je ferme les yeux, salive… Ah, voilà, Salvador. Un jour de novembre, dans le sous sol de la maison du chocolat de la rue du Faubourg. Pas à la framboise, à la pulpe de framboise… Ca change tout, la pulpe… moi, par exemple… Je m’égare. Le vin lui aussi semble  pulpeux. Rieur aussi. proche, joyeux, un brin moqueur ? Oui, un brin moqueur. Pourtant très peu de tempranillo dans l’assemblage. Une leçon. Je la prends, la met dans un coffre, jette la clé au fond d’un puits. Le pim’s n’est pas loin, dans ce vin.

La Un. S’il vous plait, la Un !

Carignan Grenache. Ginger et Fred. Faits pour être ensemble. Pour danser et chanter ensemble. Pour l’instant, ils ont été vinifiés ensemble. On verra pour les claquettes. Mais ça swingue bien alors que c’est encore sous marc. Nez de rose et de litchi. Pierre Hermé, sort de cette cuve s’il te plait ! Trois grammes de résiduel, encore, une toute petite envie de finir. Lascif ? Oui lascif. Un mot qui se perd et c’est dommage. Des voiles, qu’il faudra des mois pour lever, sans doute et… oui mais c’est bien sûr :  du loukoum ! Voilà, du Loukoum. A quand remonte mon dernier Loukoum ? Et ma dernière après midi lascive ? Faut que je réagisse. Je sors ma… life list (certains d’entre vous ont eu peur, je sais, mais je vous le dis : il  ne faut pas avoir peur) C’est noté. Juste au dessous d’un truc précis auquel j’ai pensé ce week-end. Si la fermentation n’est pas finie, l’histoire n’est pas finie, me dit elle. Laisse moi un autre jour. Oui, Shéhérazade. Un autre jour.

La Huit. Allez la huit, mais allez !

Ma secrète. Grenache. Grenache et quoi ? Là est le secret. C’est bien le secret. Ca excite l’imagination. Noisette fraîche, lactique, fruit rouge vif, bien sur, toujours ce satané fruit rouge, mais là, d’altitude. Au cœur du Haut Pays, entre Rougemont et Gstaad. Volé dans le jardin d’un Chalet. Course éperdue ensuite. Finale fraîche (cette année elle le seront toutes), stringée dirait Yvan, mais douce aussi. Rien d’excessif. Un équilibre particulier, tout simplement, celui d’une année atypique. Du kirsch, aussi. Un kirsch ancien. Un vieux kirsch. Celui de la maison Nicolas, dégusté un jour de décembre, dans la cave de Charenton. Un kirsch qui m’avait bouleversé, malgré la brièveté de la rencontre. Inoubliable. Comme quoi parfois, une fois suffit. Et de la brioche, chaude, aux cerises, comme celle que servait Alain Senderens avec sa Fourme d’Ambert, place de la Madeleine, faisant naître sur les visages des japonais de passage des émotions aussi touchantes qu’incontrôlables. Décuvage demain. Non, vendredi, plutôt. Oui, vendredi.

La sept. Oui, la sept. Maintenant.

Grenache. Pur. Ou pure. Pour beaucoup de mes rencontres, Grenache est féminin. Je n’ose les contredire. La sept me dit que je vais finir par dire la Grenache. Risée des autres ? Nous ferons avec. Il y toutes les facettes du « la » dans cette cuve. La femme. La mère. L’amante. J’en oublie ? Mes lectrices compléteront. Séductrice ? Certes. Mais pas racoleuse. il faut la deviner. Lui donner du temps. 7 grammes, encore, me dit l’analyse. Mais ça descend. Ah. Il ne faut pas que je m’attache. je la connais à peine, elle va déjà changer. En mieux ? Peu m’importe. C’est la vie. C’est formidable, la vie.

La deux. Un peu de nerf, on y va.

Ah. D’accord. Blondine et Beauminon. Pourquoi ne lit on plus la Comtesse de Ségur, que Diable ? Me voilà transporté dans la forêt enchantée, protégé par la barrière d’épines de mon enfance. « Beau minon, ramène-moi chez mon Père, maintenant… » .Le vin est si frêle, si délicat, si élégant. Fragile ? Non, bien sûr que non. Comment peut on confondre les deux ? Il est complexe, libère ses goûts par vagues successives. Coupe glacée divine, on plonge sa cuillère dans la framboise chaude, on savoure la texture crémeuse; mais nous voilà redressés, non sans une certaine rudesse, je l’avoue, mais de celles qu’étrangement la nature humaine trouve parfois agréable, par des tannins solides, puissants. Long. Long. Long. Mais c’est qu’elle vous oblige à prendre son temps, la garce. Le temps, elle le suspend, comme cette si amusante montre d’Hermes, le temps suspendu. C’est du grenache, encore et toujours. Mais si différent. L’avez vous reconnue ?

La quatre. Oui, maintenant la quatre.

Mais d’où viens tu toi ? D’ailleurs, c’est sûr. Qui t’a amené ici ? Un gars qui te voulait du bien, c’est certain. Quelle douceur. Connais tu le nom de ton animal totem ? Je vais te le révéler, dit le Chaman : c’est le  Chat. Un chat tigré. A poil court, lisse et soyeux, comme un tapis de soie afghan aux nœuds innombrables. Il bouge, félin. Il se couche, royal. Tu ne le caresses pas. Il te laisse le caresser. Là. Là. Non, pas là. Et le voilà qui t’enfonce doucement une griffe dans la main, les yeux dans les yeux. Tu peux croire qu’il t’appartient, mais c’est toi qui est à son service. C’est lui qui décide quand tu le touche ou pas. Et donc, il est ton maître. Mais ce vin est Yang, on ne peut en douter. Grande réussite cette année. Immense surprise.

La sept bis. On y va, on y va, s’il vous plait, du rythme.

Marchand de poivre. La bête dans le film de Cocteau. Se parfumant au poivre. Drôle d’image. Je suis dans le film. J’ai toujours préféré la bête avant qu’elle ne se transforme en Jean Marais. La vie est ainsi fête (faite aussi mais pourrait on vivre sans lapsus). Distingué, raffiné, mais aussi brutal, viscéral, primaire. Là aussi, à moi de raffiner tout ça, d’enlever tout ce qui gratte un peu pour l’instant. Mais la bête va garder les dents, c’est clair. Dans l’assemblage de Clos des Fées, qui s’ébauche déjà dans ma tête, sa place est claire : en bas, au centre et on va construire dessus. Ce vin est angulaire. Ca n’existe pas, pour un vin ? Maintenant, oui.

Voilà, c’est fini. Merci à tous ceux et celles qui m’ont parlé de ce blog au cours des quelques jours qui viennent de s’écouler, à Paris, à Lille, un peu partout en Belgique, dans le Vaucluse, à Paris à nouveau, à Manosque et par mail. Si je me sentais un peu seul, regardé mais bien peu soutenu, vous m’avez, de vos sourires et de votre pudeur, donné envie de continuer. J’espère que ce billet est à la hauteur de l’affection que vous m’avez témoignée.

5 commentaires

  • chabanon
    30/10/2014 at 7:49 am

    Bonjour Hervé,

    Continue à me ravir de ta prose !
    Et donc ce pense-bête pour te rappeler un opuscule dont j’ai oublié le nom que tu proposais de me faire parvenir…
    Chemin de St Etienne
    34150 Lagamas

    Merci grandement comme on disait alors

    Alain

  • chatloup
    30/10/2014 at 10:25 am

    clap! clap! Bravo.
    Bon moment à lire ce bel excercice de style.
    Très curieux d’en savoir un chouilla plus sur « l’immense surprise » (la 4), entre autre le cépage, Merlot?
    Pour le « grenache encore et toujours. Mais si différent » de la 2, je tente La Petite Sibérie ?

  • Renault-Mihara
    31/10/2014 at 2:21 am

    Otsukare sama deshita Clos des Fées-san, belles chroniques de vendanges éprouvantes.
    Rien ne va plus: sur la huit: je mise pour un cousin au troisième degré d’un cépage nord rhone.
    salutations,
    Francois.

  • patrick axelroud
    02/11/2014 at 7:30 am

    Michel Schmitt aujourd’hui dans « Carignan Story » nous renvoie à une chronique de 2013 ou je retrouve déjà ce que j’apprécie a suivre ce blog son eclectisme, son coté didactique sans aucune pédanterie ( ah les photos de vignes comparant la bonne santé de la maladie- un régal pour un profane !) sa poésie, sa pétulance parfois et appétit de vivre ! Osons une comparaison : tout cela me fait penser à Joseph DELTEIL, du côté de LIMOUX, cet écrivain qui avait fait traverser l’atlantique à une américaine venue en France avec de quoi monter La Revue Nègre et déclarant « j’épouserai Serge LIFAR ou Joseph DELTEIL !.Il s’était retiré dans ses vignes, en pleine gloire parisienne. Certes, en tant que professionalisme il n’avait pas le niveau du Clos des Fées et c’était replié vers le négoce. Mais quel écrivain !

  • Hervé Bizeul
    02/11/2014 at 8:35 am

    Que d’honneur, un peu trop sans doute. J’ai une profonde admiration pour Joseph Delteil et sa cuisine paléolithique est un livre que tout gourmand sensé doit avoir lu. Sur la qualité des vins, c’était une autre époque et la recherche du grand vin était à l’époque hors de propos comme l’est l’idée de sortir de sa caste en Inde… Un cadeau de Noël parfait : http://www.amazon.fr/La-Cuisine-Paléolithique-Joseph-Delteil/dp/2869593953

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