Rien n’est simple


Milieu de journée. Etat vaseux, mais pas désagréable, dans la voiture d’Alex, dans la cour d’un étrange bâtiment tout blanc, attendant sagement, pendant qu’il est allé porter un tarif dans un restaurant, là, à deux pas. Il vient de pleuvoir. Le moteur de la voiture est arrêté, la climatisation aussi. J’ouvre la porte, pour chercher l’air, je prends une grande bouffée de chaleur humide, un peu comme quand on verse une louche d’eau sur les braises d’un sauna. Trop crevé pour réagir vraiment. Ai-je dormi quelques minutes ou pas ? Vais-je me rendormir ou pas ? Oui, sans doute. Je ne sais pas vraiment où je suis. Sur une plage, je crois, ma tête étant encore embrumée de rêves étranges, mouvants et colorés. Sur le tableau de bord, il y a des papiers bizarres qu’il faut trouer pour montrer qu’on paye son parkmètre. Alors que toutes les voitures ont un badge pour tout payer. (il y a des péages partout, ici, aussi…). Étrange pays. Ca mérite une photo. Quatre pages, style vieilles pages de PMU pour montrer qu’on a payé ?

Singapour-Day3-Taximètre

Matinée tranquille à l’étage « exécutive » du Hilton. C’est typiquement Hilton, ce truc, ça me fascine toujours. Une sorte de deuxième lobby, réservé aux membres  « élites » de la chaîne, où il y a toujours des trucs à manger et à boire, gratuitement, et où traînent des touristes en short et des hommes d’affaires certains de leur importance, en train de se montrer des trucs ou de parler à un ordinateur. Ne crachons pas dans la soupe, c’est pratique et agréable. Green Tea ? Yes, Green Tea.

Sempé n’est jamais loin et son regard moqueur sur le monde. D’où le titre.

Meeting avec Stéphanie. A peine une heure que je la connais, et le la kiffe déjà. Voilà c’est dit. 26 ans, toutes ses dents, mais aucune qui ne raye le parquet. De la passion à fleur de peau, une énergie communicative, Stéphanie, comme moi, a quitté l’école vraiment très tôt. 15 ans pour moi. 16 pour elle. J’aime ces profils, façonnés par la réalité de la vie, sa dureté aussi, parfois, alors que nous étions à peine sortis de l’enfance. CAP en alternance, en salle, elle était destinée à finir chef de rang, comme je l’étais à finir garçon de café. Mais bon, voilà, la vie en a décidé autrement. Travailler jeune, ça vous change une vie, parce que tout ce qui vous arrive de bien, après, c’est du bonus. Alors, ça vous rend souriant. Curieux. Avide d’aller plus loin, plus fort. Et quand on sourit à la vie, la vie vous sourit. Enfin, c’est ma devise. Stéphanie, elle crève l’écran, dans son rôle de jeune sommelière. La passion du vin est comme un parfum qui se dégage d’elle par bouffées pétillantes. Et c’est naturel, pas comme certains. Il faudrait être idiot pour ne pas le voir. Elle me raconte son parcours : une belle rencontre avec un sommelier sympa après un apprentissage correct, les premiers grands Bourgogne, les premières émotions. Puis des propositions innatendues que l’on suit alors que d’autres hésitent, de la mobilité, de « l’agilité » comme on dit maintenant dans le monde des startups. La voilà repérée en Bourgogne par un vieux briscard de l’hôtellerie singaporienne qui voit son potentiel et non sa formation et ses non-diplômes. Sans parler un mot d’anglais, à 22 ans, la voilà à Singapore. 4 ans plus tard, après de nombreux voyages, sac sur le dos, dans les vignobles et ailleurs, la voilà chef-sommelier de deux Hilton, formatrice itinérante pour quelques autres en Asie et il faudrait être bête comme la paille pour ne pas voir que ce n’est que le début, aucun doute là dessus. Avide et joyeuse d’apprendre, encore et toujours, elle pose les bonnes questions. Et puis un de ses premiers grands plaisirs, ce fut une bouteille de Sorcières, un jour dans un jardin. Comment, moi, si jeune vigneron, me voilà catalogué en Madeleine pour djeun ? Il y en a même qui m’envient. Pourtant, les débuts, pour moi aussi, c’était hier. Le domaine se construit avec une nouvelle génération pour qui je suis déjà une sorte de « classique ». Le monde va trop vite.

Message personnel

S’il te plait, toi qui me lis, que tu sois papa ou maman, si ton fils ou ta fille ne comprends rien à l’école d’aujourd’hui, s’emmerde et choisit de bosser avec ses mains et son cœur si jeune, aide le et reste fier : sa vie n’est pas finie et il ou elle pourrait bien te surprendre. Et puis il y a tant de possibilités, aujourd’hui, de reprendre l’école, de se former, qu’il ne faut pas dramatiser.

Fin du message personnel

Bon, donc boulot boulot. En deux jours, une chose est claire : le marché ici est totalement saturé. Les représentants des grandes marques, jeunes et mal formés, tentent de forcer les portes pour vendre des vins industriels à tout prix (ou plutôt à n’importe lesquels…) dans une ville qui, sans doute, avec Hong-Kong, Londres et New-York est l’une de celles où 100 % de l’offre mondiale est disponible. On est pas loin du harcèlement. Prendre une licence d’importation est aisée et l’idée a traversé plus d’un expatrié, Français, Italien, Allemand, je ne sais quoi, de recommencer un biz ici en même temps qu’une nouvelle vie, pourquoi pas dans le vin. Les restaurants importent parfois directement. Tout ouvre, tout ferme, et au final, il n’y qu’en France qu’on boit 50 litres par an et par personne. Le marché est étroit, limité. Donc, venir vendre du vin ici, c’est une très mauvaise idée. Sauf… Sauf si tu as compris que le monde du vin était en train de changer… Je suis persuadé que l’on ne peut plus vendre du vin aujourd’hui comme on le vendait il y a trente ans et qu’il faut le faire comme on le fera dans vingt ans. Dans l’avion, sur mon Kindle, j’ai terminé le dernier livre de Rifkin sur la troisième révolution industrielle, sans doute un peu utopique, mais plus intéressante sur ce qu’il appelle les communaux participatifs. Dans le vin, c’est maintenant qu’ils émergent, j’ai l’impression, pour qui veut se donner la peine de les construire. Encore faut-il avoir les yeux grands ouverts, les oreilles encore plus et je ne vous parle pas de l’esprit.. J’aurai bien un jour dans le voyage où je n’aurai rien à dire et j’en reparlerai. Enfin peut-être.

Journée VRP, je vous passe les détails, de restaurants en restaurants. Et oui, je fais ça aussi. Du porte à porte. C’est le concept de la vente, sa réalité dure à accepter pour certains vignerons qui pense que, perché sur un piédestal, on va les supplier pour acheter du vin. Ici, maintenant, c’est un tout autre scénario, je vous assure, mais je vais pas vous embêter avec ma dure journée. A défaut de vendre du vin, on comprend des choses. C’est ça aussi l’intérêt de ce genre de voyage. Et on rencontre des gens. Souvent sympas, ou pas, mais toujours stressés. La vie en ville n’est pas facile. Vu du pays des 35 heures, la différence saute aux yeux. Et on ne peut pas tout réussir, toujours.

Foot massage, une heure. Parce que je le vaux bien. John, mon nouveau copain de la Orchard Tower, déniché par un divin hasard, est un artiste. Pour le foot massage, quand on est amateur, rien ne vaut un homme. Enfin, je dis ça, je dis rien. Il me met son gros pousse musclé sur le point du foie et je me tords comme Abraracourcix dans le bouclier Arverne, quand la feuille lui touche le ventre… « Good pain, good pain ! » . Je sais John, j’ai moi même un diplôme de réflexologie plantaire, obtenu de haute lutte, il y a longtemps, dans le canton de Zug, à l’époque où le Franc français et le franc Suisse étaient à parité ou presque. Là, il est à parité avec… l’Euro ! Quand on y pense… Bon, j’ai les jambes un peu gonflées, mes méridiens énergétiques son bloqués, mais il dénoue plein de choses et ça me détend pour le repas du soir. Vive le massage du pied. Et bientôt les bas de contention. Vieillir est un Naufrage, bien d’accord, Charles

Hop, c’est déjà le soir, parce qu’ici, on dîne tôt. 50 personnes, le restaurant du Hilton est complet. Des fans, parfois rencontrés avant, chez Guy Savoy, il y a déjà quatre ans, ou à Sentosa, il y a sept ans. Je vous avais raconté, à l’époque, je crois. La fidélité, c’est bien. Pourquoi ne trouve t’on que si peu de plaisir à pratiquer désormais ce qui était auparavant une si grand vertu, dans la vin comme ailleurs ? Je médite sur le sujet pendant que la nuit tombe sur Singapour, au 24 ème étage, en regardant les building qui s’allument. Mon grand-père, toute sa vie, n’a bu que du Veuve Clicquot. Par fidélité à la marque. Aujourd’hui, on est, au mieux dans une fidélité successive, si attirante pour l’être humain en général, de sexe mâle en particulier, promue par la culture US et son obsession du tout nouveau, tout beau. Et si on redevait fidèle, au moins dans le vin, à un domaine, à une marque ? Pour longtemps, une décennie au moins ? Si on arrêtait de toujours désirer la nouveauté, comme le monde nous pousse à le faire ? Et si prenait du plaisir à l’être, fidèle ? C’est ma semaine Nietzsche, décidément, dont une des citations préférée est « le problème de l’homme n’est pas d’obtenir ce qu’il désire mais de continuer à désirer ce qu’il a obtenu ». J’aime à retrouver ici des fidèles du Clos des Fées. Et ce soir, j’espère nouer de nouvelles relations fortes, belles et longues avec de nouveaux amis qui deviendront, peut-être, un jour de fidèles clients et leurs enfants aussi, attachés à nous comme nous le serons à eux. C’est là un noble but, je crois. Une finalité estimable. Le petit vigneron ne peut plus continuer, de toute façon, à faire des châteaux de sable sur la plage, vite emportés par la prochaine vague.

Repas superbe. Il faut le dire. Le Chef, Ricardo, est italien, jeune, précis et il mêle don, technique et pratique. Amuse bouche de morue mousseuse superbe avec le grenache blanc; grosses crevettes siciliennes cuites vapeur mais froides, finement tomatées, parfaites avec les Sorcières – qui sont au top sous ce climat; ravioles de pintade aux truffes noires, bien dodues, où l’on sent une pointe de zeste d’orange comme a dû lui apprendre à mettre dans la sauce sa mère ou sa grand mère, qui fait un typique mariage d’opposition avec les Vieilles Vignes 2011 (le concept de ce mariage c’est : on fait tout les deux dans l’élite, on va pas se mélanger, désolé, mais en s’affrontant, ça fait boum quand même); chevreuil basse température, sauce intelligente (manque un tour de moulin à poivre, seule critique du repas, pour dire quelque chose), pour un Clos des Fées peut-être un peu fermé et boisé ce soir là, alors qu’il était parfait la veille (il faut vraiment ouvrir mes vins à l’avance, quand on peut, genre midi pour le soir…); enfin, une petite Sibérie impériale, très Grande Catherine, qui domine calmement le jeu et met tout le monde d’accord sur le Saint-Nectaire fermier.

Températures parfaites, service nickel-chrome, tous les verres avec leur nom, indispensable quand les invités ne maitrisent pas la langue : imaginez, à leur place, un tasting tout en Chinois… Et Stéphanie qui vient s’excuser pour la faute de frappe de son staff… Je lui tape gentiment sur la main, faute avouée est déjà pardonnée, et puis ça fait une photo rare…

Singapour-Day3-Verre

On sirote un dernier verre de passa minor, ambiance grand bleu au bord de la piscine, tout le monde veut en acheter mais je ne veux plus en vendre, il m’en reste juste assez pour moi…

Singapour-Day3-Piscine

On va jusqu’à me proposer 500 dollars pour une quille de 37,5… Drôle de monde. Je ne le vends plus, Madame, mais je l’offre parfois en voyage aux Amis du Clos des Fées, surtout les Fidèles, justement pour éviter une sélection uniquement par le prix. Je ne suis pas sûr que le concept soit très vivace ici… Mais en tout cas, l’enthousiasme fait plaisir à voir. Un cadre de chez Boing me demande si je peux lui envoyer des petite Sibérie en Californie. Je retrouve un lecteur assidus d’LPV qui ne sait pas que je fais un blog : il a juste dix ans à rattraper ;-). Bonne ambiance, bonne soirée.

Le monde devient étrange, sombre et bleu. Vingrau est loin, il est tard, je suis pensif. Si je vivais ici longtemps, le temps effacerait t’il tous mes souvenirs ? Mes espoirs ? Mes attaches ? Mes rêves ? J’ai trop bu, je pense. A manger et boire comme ça, je ne vais plus marcher, en rentrant, je vais rouler. Faut que je gère. Un dernier fond de Faune, le restaurant ferme. Pas de Singapore by night pour moi, je suis un vieux Monsieur raisonnable. Plus jeune, qui sait, j’aurais pas dit non, c’est mon côté curieux.

Et puis j’ai un blog à écrire. On m’attend…

Belle soirée, merci Stéphanie, vraiment ! Seul regret, j’ai raté l’audition de piano de mon fils, qui commence alors que je m’endors, le soutenant en pensées. Ainsi va la vie.

2 commentaires

  • Guibert Christophe
    23/01/2015 at 9:48 am

    Comment ne pas rester fidèle à ce blog ? merci de nous faire voyager M.Bizeul !!

  • Polyclinique
    28/01/2015 at 7:42 am

    Le monde devient étrange, sombre et bleu…Merci pour cet article ! Très émouvant ce blog un grand bravo !

Laisser un commentaire

ABONNEMENT

Recevez les billets du blog dès leur publication. Et rien d'autre.

Archives