Assemblage


Intersection. J’aimais bien ce titre, aussi. L’impression d’être à un carrefour, un truc compliqué, à plus de quatre voies. Genre Place de l’étoile, Paris, les Champs-Élysées dans le dos, onze avenues, onze possibilités, devant soi. Une grande place vide ou presque, un dimanche matin, alors que le jour se lève, comme je l’ai vue un jour, il y a longtemps, sortant de lieux bizarres en compagnie de personnes qui ne l’étaient pas moins.

Voilà, c’est le jour de l’assemblage, de sa magie, de ses dilemmes. Ses possibilités, nombreuses, ses culs de sac aussi. J’aime et je déteste, en même temps. Les possibles se restreignent, brutalement. L’aventure d’un millésime voit sa fin prochaine. Mais sa «magie» me fascine, magie que je n’imaginais pas aussi forte avant de faire du vin. Par talent ou par chance, un mélange tombe juste. Youpi. Mais bon, voilà qu’une goutte, à peine, un ou deux pour cent, peut tout changer et, d’un seul coup, voilà la fausse note, comme une guitare mal accordée. Oui, voilà, assembler, c’est un peu «accorder». Un appui sur le «truss Rod» et le manche devient plus convexe ou concave, puis on règle le vibrato, les harmoniques, tout un métier pour que sa guitare sonne juste et sonne aussi, qui sait, comme VOUS le voulez; histoire, qui sait, de créer un son qui vous est propre…

Nulle honte à l’avouer, dans cette tâche, comme chaque année, je me fais aider. Je définis l’objectif, en fonction des succès commerciaux de l’entreprise au cours de l’année précédente, des idées que j’ai sur l’avenir du monde et de son goût, de l’envie que j’ai de privilégier mon terroir sur mon ego, sans pour autant vouloir m’effacer bien sûr. Encore faut il avoir la matière première, le choix et c’est là que l’on voit vraiment si on a bien ou mal travaillé les années précédentes, si on a «réussi» son vin. Adapter mes ambitions aux capacités de nos vins, voici donc le premier défi de mon accordeur, de mon ami, Athanase Fakorellis. Un œnologue comme je les aime, qui m’a beaucoup appris, avant tout à être libre par rapport à lui, jamais soumis. Un maître. Avec en plus la douceur et le gentillesse des vrais maîtres, ceux qui savent bien que leur seul vrai but doit être que l’élève se libère de leur influence.

Nous voilà donc ensemble, avec Serge, devant une petite foule de bouteilles, à choisir, ici et maintenant, ce que seront les vins du domaine en 2013 pour les grandes cuvées, en 2014 pour les vins de fruit.

Assemblages2015Peu de réglages possibles au niveau des grandes cuvées, à ce stade. Les assemblages ont été faits très tôt, l’année dernière, avant les élevages, j’y tiens, et on est plus là pour prendre le pouls de ce qu’on a fait, à quelques mois de la mise en bouteilles. Les vins ont été sortis de barriques, il reste quelques minuscules réglages possibles avant la mise, au cas où une barrique aurait été décevante. On goûte. Très content des 2013, fier, même, et très confiant sur les 2014, qui commencent leur élevage mais où la prise de bois est très forte en ce moment, rien de plus normal.

Voici sur la table le cœur du problème, les 2014. Toutes les cuves et les lots sont devant nous, l’artiste peut commencer, proposer, sachant qu’il doit tout utiliser, c’est la difficulté, et arriver, avec nous bien sûr, à bien définir les styles des cuvées, en particulier les Sorcières où l’élégance et la buvabilité priment. On goûte tout, ouf, on a ce qu’il faut, parce que c’est quand même le préalable à tous les possibles.

Fako dégaine : on va mettre la C4, la C9, 20 % de ceci, 5 % de cela, 15 % de celle là. C’est le blend primordial, celui, je l’avoue, qu’il me faudrait sans doute des heures et des heures pour définir, pour trouver, sachant que ce n’est d’ailleurs pas sûr que j’y arrive. Miracle ou presque, oui, le vin est construit, souvent du premier coup, mais il reste bien sûr quelques réglages, voire d’autres possibilités, aussi. Du ressenti pur. Du savoir-faire pur. Difficile à acquérir pour un vigneron solitaire car basé sur des centaines d’expériences un peu partout dans le monde. Bravo. Merci. On peaufine, on discute. Certes, je suis le metteur en scène, j’ai le final cut, mais j’écoute et m’imprègne de leurs sensations (il y a Serge, il y a Laure que l’on appelle pour trancher nos désaccords), le tout dans une ambiance gaie, ne vous y trompez pas, voire potache.

Voilà, les jeux sont faits, j’ai décidé. Pourquoi ? Comment ? Rien de bien scientifique, là dedans, juste des sensations, un instinct, plus avec mon cœur et avec mon ventre, j’en ai l’impression, qu’avec mon cerveau. Fier de ce millésime 2014, fier du profil de mes vins, de leur fruit, de leur structure, de, je l’espère, de leur personnalité. Reste encore à ne pas rater les assemblages, les collages, les filtrations douces, le SO2 le plus faible possible, éviter l’écueil des bouchons, de tous les risques qui menacent encore, toutes les épreuves, encore, qu’il faudra surmonter pour, simplement, proposer des bons vins, des vins d’auteurs, des vins de lieu, des vins faits par des humains pour d’autres humains.

Jusque là, tout va bien.

9 commentaires

  • Guillaume Gondinet
    27/02/2015 at 7:16 pm

    Hervé, qu’est ce qui a changé au cours du temps dans tes choix d’assemblage ? Recherches-tu une matière, une expression différente de tes débuts ?

  • David
    28/02/2015 at 9:15 am

    Hâte de goûter cela!

  • Hervé Bizeul
    28/02/2015 at 10:25 am

    Difficile de répondre à ça, c’est très variable selon les cuvées, en fait. Les Sorcières étaient au départ dans la lignée directe des Clos des Fées, c’est aujourd’hui un vin à par entière, sur le fruit et le plaisir immédiat, pas uniquement sur des terroirs calcaires qui sont des freins important à l’élaboration de vins accessibles. Et pour en faire un vin régulier, un vrai ami fiable, la Syrah était inévitablement dominante. Sur les Vieilles Vignes, elle est réduite en revanche au minimum légal pour garder l’expression calcaire et une typicité roussillon. Le Clos des Fées, là, rien ne change pratiquement, ce sont les mêmes parcelles, même si on tente souvent de faire mieux, sans succès pour l’instant 😉 Des vins de lieux vs des vins de fruit, j’aime les deux.

  • Jean-jacques Salvat
    28/02/2015 at 5:00 pm

    « le vin est construit, souvent du premier coups »
    C’est donc l’inné, la connaissance pointue de chaque cuve, de la parcelle et de la vinif qui prédispose donc à l’assemblage, bravo pour les artistes;
    Par contre la difficulté et le bémol intervient dans » sachant qu’il faut tout utiliser »,le moins bon et le meilleur, n’est pas la que les cas de conscience se posent?

    • Hervé Bizeul
      02/03/2015 at 8:31 am

      Bonjour Jean-Jacques. Réflexion très intéressante. Oui, un cas de conscience se pose je pense souvent lorsqu’il que tout cela est fait dans un esprit de « hiérarchie » et/ou de « machés » (du plus cher au moins cher, ou « le marché Chinois » et le « marché Australien »), des trucs comme ça Pour moi, le vin, comme je l’ai écrit un jour sur ce blog, c’est des « tubes », des univers ou il y que des moments de dégustation et des goûts multipes. Donc, faisant des vins multiples, du plus léger et aérien (modeste) au plus riche et texturé (le Clos des Fées), le problème ne se pose pas. En fait, il suffit de sortir de la « vision en tunnel », cette vision unique qui voudrait laisser croire que plus c’est riche, concentré et boisé, plus c’est bon, plus on pourra le vendre cher et plus ce sera apprécié par les journalistes. La dernière affirmation est sans doute vraie, les deux autres sont totalement fausses. En fait, je manque chaque année de vins « légers », l’équilibre des Sorcières par exemple, étant le fruit et la gourmandise. Et ne parlons pas de Modeste. En fait, c’est Walden, désormais, qui est chez moi le vin abordable de plus concentré. Donc, et je me suis sans doute mal exprimé, je manque de ce que les « spécialistes » appellent le « moins bon ». En fait, il faudrait que je plante pour avoir de jeunes vignes si je veux pouvoir continuer à donner à mes clients ce qu’ils veulent: du plaisir.

  • Guillaume Gondinet
    28/02/2015 at 9:34 pm

    Très intéressant – merci Hervé!

  • Jean-jacques Salvat
    02/03/2015 at 5:14 pm

    Il existe des solutions techniques et règlementaires pour compenser un manque de vendange (mais vous devez les connaitre)
    -achat de vendange pour améliorer la qualité, dans la limite de 5 % par couleur et par appellation (maintien du statut de récoltant)
    -prendre la position de négociant- vinificateur ou on peut acheter des raisins à des producteurs(cela impose des contraintes au niveau de la traçabilité,des opérations en cave, du capsulage etc)
    Beaucoup de gros viticulteurs ont ajouté ce dispositif à leur stratégie de production.

    • Hervé Bizeul
      03/03/2015 at 10:54 am

      C’est gentil, merci pour tous ces conseils… J’ai déjà tout ce qu’il me faut, je n’ai aucune envie ni besoin de grandir d’avantage, tout simplement. Au contraire, je pense diminuer ma production dans les années à venir.

  • Charlesp
    07/03/2015 at 9:29 pm

    Exactement la définition du vrai luxe, moins, mais mieux !

Laisser un commentaire

ABONNEMENT

Recevez les billets du blog dès leur publication. Et rien d'autre.

Archives