Travaux publics


Ma vallée est en ruine.

Celle qui va vers l’Aude, vers Embres, vers le Nord, celle si belle, si imposante, si noble, dominée par la «Serre de Vingrau».

Vers 1950, il y avait ici au moins 150 hectares de vignes, cultivées au cordeau par des passionnés. Par des mecs d’un autre temps, des vrais, des tatoués, secs comme du vieux bois, résistant comme le métal, qui labouraient au cheval ou, bien souvent, sur les pentes, piochaient au bigos, en descendant, au carré, 400 pieds par jour, soit 400 M2 de terre à retourner, à «l’outil». Des jours, des mois, puis des années, au fil du temps, à piocher. Par passion. Avec fierté. Par habitude aussi. Parce que ça rapportait, aussi, ne nous leurrons pas. Et gros.

Le vin doux, le fameux vin doux, qu’on ne nommait pas souvent sous son nom de Rivesaltes, parce que c’était parfois cela, parfois autre chose, un «Grand Roussillon» un «Muscat» ou bien une «mistelle», dont Byrrh, la grande marque de l’époque avait besoin. Pas, envie, non besoin. L’époque était belle, le vin muté se vendait autour de 200 euros d’aujourd’hui l’hectolitre, mais voilà, à l’époque, c’était le salaire mensuel d’un instituteur en fin de carrière, soit sans doute 1 000 euros d’aujourd’hui, le prix d’un bon Châteauneuf en vrac. Et on en faisait 32 hl à l’hectare, on y rajoutait 3 hl d’alcool, vendus et payés à Noël. Au moment de la libération, et dans les dix ans qui suivirent, quand la vente s’ouvrait, à la cave coopérative, il y avait deux cent mètres de queue, particuliers et professionnels. Le pactole.On vivait, bien, simplement, bien sûr, à l’époque où l’on se suffisait de peu, loin de toutes tracasseries administratives, sans remplir le moindre papier, sans tenir aucun compte, sans payer le moindre impôt, forfait agricole oblige. Alors, on était motivé pour piocher, bien sûr, il n’y avait pas un pied de vigne à vendre sur «les plats» ou aux abords du village et les vignes étaient à l’époque parmi les plus chères de France (je sais, beaucoup ne me croiront pas…) et bien sûr, alors, on montait vers les hauteurs, on construisait des murettes, on plantait le moindre are de disponible, quelque soit la pente et la peine, car cela revenait à ouvrir une mine d’or.

«A ce niveau de prix, on peut cultiver sur du vertical», m’a dit un jour Michel Chapoutier. Il n’a pas tort, bien sûr, la Côte-Rotie et d’autres le prouvent. Ce qui est drôle – enfin si on veut – c’est que cette période de prospérité, le Roussillon la doit aux guerres. Celle d’Espagne, en particulier, qui obligea Byrrh, qui s’approvisionnait là bas à revenir ici et à se développer brutalement localement. Le même drame amena des milliers d’Espagnols démunis en France lors de la «Retirada» après la victoire de Franco. Pour survivre, ils devinrent ouvriers, puis patrons, ce que permettait la cave coopérative qui a un peu oublié certains idéaux de ses fondateurs. Certains, même, firent fortune. Puis il y eu 39-45, où il n’y avait que bien peu à manger et encore moins à boire. L’appétit instinctif de l’être humain pour le sucre rendit les les vins doux naturels irrésistibles. On raconte, dans mon village, toujours bien volontiers, l’histoire du vigneron qui monta un jour, juste après la guerre, à Paris, avec un petit fût, un barricot, comme on dit ici, et l’échangea contre un cochon gras, paya le voyage aller de l’un et retour des deux, fit la fête à Paris et à qui il resta encore de l’argent.

Mais les temps changent et il n’est jamais bon de croire la manne céleste éternelle. Le monde changea et, d’une vallée merveilleuse, aimée, cultivée et respectée par l’homme, il ne reste qu’une vallée déserte, où la forêt reprend peu à peu ses droits, où sangliers et chevreuils font désormais la loi, où les murets s’effondrent, les fossés se bouchent et ou chaque pluie hors norme en arrache une partie.

Au milieu, nous voilà seuls ou presque, à encore cultiver. Et pourtant, quel terroir… Du calcaire de compétition, des argiles à la profondeur infinie, plein Nord au milieu d’un climat ensoleillé. Ici, un âne ferait des grands vins. Mais voilà, c’est morcelé, c’est pentu, c’est compliqué, et donc, c’est ce qu’on a abandonné en premier, attiré que l’on fut à l’époque par des primes stupides qui sacrifièrent les meilleurs terroirs en sauvant les pires. Les trois vagues de primes d’arrachage ont été ici des coups de poignards. Sensées aider ceux qui partaient, ce qui était bien et ainsi réguler le marché par la diminution de la production, elle furent mises en place par des fonctionnaires coupés de la terre, qui, dans l’application de la consigne, firent plus de mal que de bien. En donnant un bonus à ceux qui arrachaient tout, sans leur donner le temps de vendre, ou l’obligation, ce qui aurait été parfait, ils empêchèrent toute transmission. En mettant des délais trop rapides et les mesures pas assez contraignantes, ils rendirent tout remembrement impossible. Les vignes les plus qualitatives disparurent, les autres continuèrent à pisser. Les arrachages furent mal faits, les terres ne se reposèrent pas, les successions s’enchaînèrent, les descendants quittèrent le village ou les lignées s’éteignirent. Aujourd’hui, remembrer est un casse-tête, un super monopoly où il faut être bon en plus en généalogie.

C’est là que j’eus l’idée saugrenue il y a dix ans de planter du cabernet franc, c’est là que je voudrais bien en planter un petit bout de plus. Alors, je laisse parler le conducteur de travaux qui est en moi.

Tracto pelle pour retrouver parcelles et murets, dégager des genets de plusieurs metres de haut, un peu de bull pour sortir les cailloux, changement de godet pour curer les fossés, re-tracto pelle pour en faire d’autres et bien sûr tout ce qu’on aime : les buses.

Refaire des accès, refaire les choses bien, solides, les habiller ensuite pour garder un peu d’esthétisme à la chose, quand on aura le temps et l’argent, voilà le projet. Voici ma semaine, chers amis où j’ai jeté beaucoup d’argent  dans ma Vallée Nord, argent que mes clients m’ont donné. J’espère qu’ils sont aussi fiers que moi.

Reste à habiller notre buse/chemin avec des pierres pour ne pas dépareiller l’ensemble. Je ne suis pas sûr que ce billet soit le plus passionnant. Mais la vie du vigneron, c’est ça, aussi.
Travaux Publics

5 commentaires

  • Thierry
    11/03/2015 at 7:35 am

    « Je ne suis pas sûr que ce billet soit le plus passionnant. Mais la vie du vigneron, c’est ça, aussi. »

    C’est un beau billet, j’ai ressentis l’émotion qu’il transmet. t il est passionnant, parce qu’il y a justement de la passion.

  • Phil45
    11/03/2015 at 9:09 am

    Si,si,si, passionnant ce billet est-il! car le quotidien c’est aussi important à partager la vie du clos des fées, la vie de notre ami le vigneron Hervé (sans oublier tous ses condisciples), et pas que seulement la commercialisation. Il faut continuer à nous raconter tous les petits et grand bonheur sans oublier les buses!!!

  • Monik des Berges
    11/03/2015 at 9:20 am

    Oui, suis entièrement d’accord avec « Phil45 ». Il faut continuer à tout nous raconter. C’est toujours très intéressant.

  • Nicolas
    12/03/2015 at 12:15 pm

    Pas intéressant !
    Bien sûr que si. Et plus que ça : émouvant, instructif, bon esprit, …

    Merci beaucoup

    Nicolas

  • Guillaume Gondinet
    12/03/2015 at 5:50 pm

    Tout pareil – c’est aussi contribuer à garder nos ancêtres en vie que de raconter cette histoire.

Laisser un commentaire

ABONNEMENT

Recevez les billets du blog dès leur publication. Et rien d'autre.

Archives