Time Together


Année précoce. Enfin c’est ce qu’on nous dit. Les experts me l’affirment, même, dans de longs mails énervés qui m’expliquent que les statistiques «ne mentent pas» et qu’il faut me préparer. Parce que Saint-Chinian est en avance. On croit rêver que des «professionnels de la plante » croient encore que le Languedoc-Roussillon est une vaste mer homogène…

De toute façon, pas de chance, pour une fois, j’ai prévu de prendre quelques jours en Août plutôt qu’en Juillet. C’est grave, docteur ? Suis-je inconscient à ce point ? J’en doute quand je fais le tour des vignes qui ne semblent décidément peu pressées de vérer. Ah, la véraison, ce moment clé de la vie de la plante, quand le grain se transforme fondamentalement, passant en quelque sorte de l’état de feuille à l’état de fruit. Ce moment m’a toujours semblé magique. Je le vois un peu comme un changement de sexe. La vigne serait «homme» jusqu’à la véraison, puis «femme» et commencerait à engendrer. Non, je n’ai pas trop bu, rien fumé, aucun champignon, juste des pensées, certes étranges, en regardant mes vignes pousser. Ca me semble autrement plus crédible que les crétineries bio-cosmiques…

Je deviens de plus en plus ours, en vieillissant, j’en ai peur. Philosophe de comptoir, orienté Diogène, heureux en petit comité, mal à l’aise dans des assemblées où il y a trop de visages nouveaux, même s’ils sont accueillants. Ainsi va la vie du vigneron, j’en ai peur, destiné à se rapprocher d’un bout de bois ou d’un morceau de rocher en allant vers la mort. Voilà un beau roman, n’est il pas ? Un vigneron qui devient vigneronne, donne la vie puis se transforme en rocher… Ca c’est fort… Marc Levy, tu peux le faire ! Ca devient zarbi, ce billet, non ? Bon, de toute façon, un roman, je n’en écrirai jamais, il faut bien se rendre à l’évidence. Je sais maintenant pourquoi, grâce à JLB qui m’a orienté vers les enregistrements sonores du cours sur le Roman de Roland Barthes, au collège de France, en 1978. Sans doute parce que nous parlions de ce fameux «milieu du chemin de la vie», là où l’homme se sépare, parfois mais pas toujours, de son sentiment naturel d’immortalité pour se sentir mortel et donc pressé. «L’homme a deux vies, la deuxième commence le jour où il se rend compte qu’il n’en a qu’une», ce proverbe illustre bien ce passage. Barthes aussi, remarquablement, lui qui, bêtement, se fera tuer, deux ans après son cours, renversé par une camionnette de livraison… En attendant, en remplaçant son «vouloir écrire» par «vouloir faire du vin», on comprend mieux combien «la force désirante» du «vouloir vinifier» peut être forte chez certains, voire s’identifier au fantasme, qui du coup, gomme les difficultés de la chose. Ceux qui font me comprendront.

Dans ce cours, que de choses importantes, qui me parlent. Comprendre que comme lui je n’écrirai jamais, handicapé par un déficit de mémoire, ingrédient primordial de l’exercice. Comme lui, si j’habitais sur le «fleuve mémoire», mon village s’appellerait «brume sur mémoire» tant il m’est difficile de me souvenir de la plupart des choses. Le roman m’est donc impossible, sauf à le baser sur une seule «mémoire transactionnelle», celle que le vigneron a pour des lieux, des moments, des douleurs ou des joies. En faisant le tour des vignes avec Serge, qui est à mes côtés depuis si longtemps, nous évoquions cette année plus que d’autres les «débuts», ces moments où nous n’avions rien ou si peu, telle parcelle mangée, telle autre magnifique, tel camion bleu, la Renault 6 des début ou mon rêve de motoculteur… Tout cela ne fait pas un roman… Pourquoi tant de nostalgie, de micro-bulles de mémoire au milieu d’une brume permanente ? Sans doute parce que le moment de quitter le garage approche et que la joie se mêle à une certaine angoisse…

Dans mon trou de Hobbit, blotti dans mon garage, je fais des vins que j’aime depuis bientôt quinze ans.

maison

C’était le concept de départ, celui que je conseille à tous les néo-vignerons : faire des vins que l’on aime, au moins, pour au moins les boire avec plaisir si on ne les vend pas… La nouvelle cave est très simple, pas de saut technologique, juste quelques améliorations, mais je sens bien qu’une page va se tourner. Les dès sont jetés, on ne peut plus reculer. Alors… Dans son cours, Barthes, bloqué entre Guerre et Paix et la Recherche, qu’il sait ne pouvoir jamais égaler, évoque le Roman «qu’il aurait pu écrire», fait de parcelles de mémoire notés au jour le jour. Ah. Roland Barthes a inventé le blog, mes amis, c’est comme une évidence. Mon blog serait-il alors une sorte de roman déstructuré ? J’aime bien ce gars, même si je ne comprend pas tous les mots qu’il emploie. Faudra que je creuse. Déjà, son livre «la mort de l’auteur» m’a toujours semblé tout à fait applicable dans le monde du vin. Il suffit de changer le mot «auteur» par le mot «vigneron» et tout fait sens. Je vous conseille le résumé de Wipédia, ICI (descendre à «œuvre»), vous ne pouvez que tomber d’accord avec moi. Le vigneron doit céder sa place au buveur, dès le vin en bouteille. Le buveur est le seul «lecteur» valable et l’avis du vigneron ne vaut plus rien. Je suis clairement un vigneron post-structuraliste ! Qui rêve de faire un vin qui fait simplement s’exclamer au buveur : «oui, c’est ça ! » et rien d’autre. Et surtout qui soit tout sauf «dans la moyenne». A la fin du si compliqué, c’est si simple… Tiens, en écrivant je pense à quelques vignerons de mes amis…

La vendange 2015 approche, prête à quitter le stade de fantasme pour entrer dans la réalité. Notre pinot noir resplendit, parfaitement heureux de vivre dans un sud à la Nino Ferrer. Comment vais je le prendre ? Je n’en ai aucune idée, à vrai dire, mais il me tarde d’en goûter les baies. il y en aura si peu qu’il faudra avertir des vendangeurs de ne point en manger. Saviez vous que j’avais planté du Pinot ? Non ? C’est bien. Il n’existe pas encore, peut-être en ai-je en revanche trouvé le nom, fort étrange. Mais il me faut le garder secret. Dans toutes la magies du monde, me dit encore fort justement Barthes, on ne nomme rien à l’avance, car nommer un fantasme, c’est le détruire un peu alors même qu’il n’est pas incarné. Laissons le temps faire son ouvrage.

Un mois de Juillet bien pensif. Bon, au niveau musique, retour aux fondamentaux. Le nouveau service d’Apple ne m’a pas convaincu, je vais rester fidèle à Spotify. J’y ai redécouvert Michael Franks et en particulier «Time Together», parfait pour l’été, doux et spicy. D’autres titres à me proposer ? Les commentaires sont ouverts…

 

 

4 commentaires

  • Mathias
    28/07/2015 at 7:08 pm

    Hello Hervé,

    Tiens, quelques derniers coups de coeur:

    Braves One de Shai Maestro Trio
    Aqualast de Rover
    Dancing in the moonlight de Thin Lizzy
    The good old days des libertines
    The funeral de band of horses
    G.B.A de xavier rudd
    umbrella des Baseballs
    Going home d’Asgeir
    Awake d’Electric Guest
    every day robots de damon albarn

    etc…Ce sont des titres mais les albums auxquels ils sont associés sont parfois bon et je te laisse aller fouiner.

    Sur qu’il y a plein de titres que tu connais, mais pour le nombre de fois ou tu nous donne de la lecture, c’est un échange minimum 🙂 A bientôt

    • Hervé Bizeul
      29/07/2015 at 1:55 pm

      Super Mathias, merci, toujours HEUREUX de découvrir de nouveaux artistes !

  • Olivier
    30/07/2015 at 9:24 am

    Bonjour Hervé,
    Je me permets une suggestion musicale un peu bête mais qui me semble faire du sens : ré-écouter les unes derrière les autres différentes version de « where is my mind » en partant (of course) des Pixies, en passant par Placebo pour finir sur Sunday Girl.
    Un peu comme le même cépage planté sur des terroirs différents et vinifié par des vignerons ayant chacun leur philosophie 🙂
    PS. J’ai hâte d’avoir des nouvelles du Pinot Noir !

  • Olivier
    30/07/2015 at 9:24 am

    Bonjour Hervé,
    Je me permets une suggestion musicale un peu bête mais qui me semble faire du sens : ré-écouter les unes derrière les autres différentes version de « where is my mind » en partant (of course) des Pixies, en passant par Placebo pour finir sur Sunday Girl.
    Un peu comme le même cépage planté sur des terroirs différents et vinifié par des vignerons ayant chacun leur philosophie 🙂
    PS. J’ai hâte d’avoir des nouvelles du Pinot Noir !

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