Vendanges 2015 – J+5 – Parenthèse métaphysique



Une dernière après midi de libre. Ensuite, ce sera sept sur sept, 16/24

Bien que tout soit à peu près clair dans ma tête, je n’ai pas pu m’empêcher de marcher longuement dans mes vignes, dimanche pour, une dernière fois, les voir si belles, pour une dernière réflexion sur l’ordre et la manière. Les traverser ne suffit pas. Il faut y passer du temps, tous ses sens en éveil, comme s’il était possible d’entendre ce que la vigne vous raconte de son année de pousse. A certains, parait-il, elle parle. A moi, non. Mais dans ses signes, si l’on est attentif, on peut voir bien des choses.

Tiens, ça me fait penser qu’ayant trouvé hier, par miracle, une heure de lucidité, j’ai terminé non sans gourmandise «Synchronicité et Paracelsica», de Jung. Quelques passages formidables sur la notion de «sens». Sens de tout, de la vie, de la nature, de l’univers. Réflexion profonde sur «l’acausalité», au cœur de tant de questionnements chez tant de vignerons, sans qu’il puissent toujours formuler clairement ce doute.

Au coucher du jour, dimanche, avançant donc lentement de parcelles en parcelles, caressant les feuilles, écoutant ici le silence, ici les chants d’oiseaux célébrant le coucher du soleil comme si c’était leur premier jour, sentant sur les bras les courant d’air plus ou moins frais, ouvrant mes stomates (c’est une image…) pour sentir la fraîcheur des entrées maritimes du soir, sentant le sol ameubli par le travail du tracteur, du cheval, de la pluie, des vers ou des quatre réunis, je me disais qu’il me semblait impossible, en faisant ce métier, de ne pas se poser de questions sur l’existence d’un dessein mystérieux qui nous dépasse (1), sublime, forcément sublime.

Me sentant envahi par une grande pulsion métaphysique, je me faisais la réflexion que la vigne était bien trop souvent encore cultivée par des gens au cerveau gauche dominant, obsédés par un cartésianisme basique et une croyance illimitée du pouvoir de la science, suivant des «règles» sans toujours savoir pourquoi. Pas assez par des poètes, esclaves bienheureux de leur cerveau droit, à la recherche de sens plutôt que de cause, d’émotion plutôt que de perfection, de beauté naturelle plutôt que de richesse matérielle.

«Moins je fais de choses, plus mes vignes sont belles», me disais je en moi-même, étonné au fil de mes pas comme un gars qui rit tout seul parce qu’il s’est raconté une blaque qu’il ne connaissait pas… Enfin, plus j’ai «l’impression» de moins faire, sans doute, parce qu’il y a de plus en plus d’heures travaillées, de mains qui entrent en contact avec la plante, de pieds humains qui foulent le sol et de main accrochées à des pioches. Mes bordereaux MSA en attestent, voilà une chose bien réelle… Mais j’ai impression de plus en plus agir en fonction du Tao, abondamment, c’est surprenant, cité dans le livre de Jung, voix/voie étrange du non-agir, de l’absence de lien, parfois entre la cause et l’effet, sans que ce lien soit nécessaire ou visible en tout ça ou compréhensible, pensée qui fait l’éloge du vide et surtout du rien.

« Trente rayons entourent le moyeu :

c »est le rien dans la roue qui fait l’utilité du char

On façonne des récipients, plats et pots,

c’est le rien à l’intérieur qui fait l’utilité du récipient

On perce des portes et des fenêtres aux maisons,

mais c’est le rien à l’intérieur qui fait l’utilité de la maison

Voilà, me disais je, regardant au loin la serre de Vingrau illuminée par l’énergie douce du soleil se couchant.

falaisesC’est ce rien si difficile à appréhender qui fait, je le crois, au final, le grand vin. C’est cette recherche qui guide de plus en plus mes pas, consciemment ou pas, et, j’en ai peur et je pense être désormais convaincu qu’accepter l’acausalité d’une partie de l’univers est essentielle pour qui veut faire naitre des vins gracieux, de ceux qui font vibrer. Que là où prévaut le sens plutôt que le cartésien (qui n’est pas au demeurant à rejeter), il en résulte un ordre différent, un espace de quiétude ou loin de l’action, certaines choses se fond spontanément justement parce qu’on les laisse tranquille.

Amusé, j’ai retrouvé dans ce livre bien des idées que cherche à truster aujourd’hui la biodynamie, ne serait-ce que celle d’un «pouvoir souverain» de la nature.

«Si nous voulons apprendre à connaître ce pouvoir, il nous faut donc questionner la nature en lui posant un minimum de conditions, voire en ne lui en posant pas du tout et la lui laisser ainsi la liberté de répondre en fonction de sa plénitude»

Carl Jung, dans le livre cité plus haut.

On est loin de l’expérimentation scientifique, qui oblige en quelque sorte la nature à répondre en fonction de questions limitées et équivoques. Je crois que bien des biodynamistes, des sincères, feraient bien de lire ce livre, qui évoque quelque chose à laquelle je crois intimement : derrière chaque grand vin, il y a avant tout une intention. Humaine, mais aussi autre, une sorte de «main de Dieu» qui frappe certains millésimes et pourrait bien, cette année, montrer toute sa puissance et que toute la science du monde ne peut encore expliquer. J’espère qu’elle ne le pourra jamais.

Bon, c’était le billet philo-mystique du millésime, il est temps que je démarre vraiment, je crois.

Désormais, il va falloir quitter la réflexion pour entre dans le faire. Joyeusement !

(1) Pour autant, évitons de rentrer dans un «vitalisme» ou un «mesmérisme» que l’on pourrait mettre – ils sont dans la même veine et à la même époque – dans le même sac que Steiner. On en reparlera, un jour…

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