Vendanges 2015 – Jour + 10 – Spring Break


5h30. Le réveil sonne, un peu plus tôt que d’habitude, mais pas tant que ça. Si tu n’aimes pas te lever tôt, inutile de vouloir devenir vigneron, mon fils.

Journée différente aujourd’hui. Pas de vigne ni de cave de matin, Paris. En pleines vendanges ? Oui, en pleines vendanges. Rendez vous pour déjeuner interview et pas des moindres, une discussion croisée avec Bernard Margrez pour le JDD (oups! merci Nicolas) spécial vin. Parler du domaine ? De ses vins ? Peut-être. Surtout, parler au nom du Sud. Et au nom de ceux qui tentent, ailleurs que dans des régions où cela est légitime, de faire des vins de lieux, des vins d’auteurs. C’est motivant, l’énergie est là.

Sauf que… je n’ai pas envie. Tu crois vraiment que le poisson, il aime qu’on le change d’aquarium ? Anesthésié par la fatigue de ces premiers quinze jours de vendanges, J’ai vraiment cette impression : être dans un petit sac, avec de l’eau autour, en transit. J’espère qu’il y aura assez d’eau pour la journée.

A tout autre moment de l’année, j’aurais été ravi d’être invité, pensez donc, chez Taillevent, endroit que j’aime passionnément. Honnêtement, je m’y sens même un peu chez moi, y ayant été toujours bien accueilli, même la première fois où, il y a trente ans, jeune élève d’école hôtelière, monté pour la première fois à Paris passer un concours, j’avais osé, au prix d’un grand courage, y aller demander un menu sur les conseils de mon professeur de restaurant, afin d’animer les travaux pratiques de la classe. Je l’ai encore, ce menu, et je me souviens de mon incrédulité devant la grande carte des vins sur la double page centrale, où figuraient vins et millésimes de légende .

J’aurais aimé, j’aurais dû même, être là hier la veille, sans doute, pour mieux m’accoutumer. Mais hier soir, j’ai erré jusqu’à la nuit dans mes vignes, hésitant encore, cherchant la vérité, le fantasme, celle du rêve de vendanger le jour parfait. Certaines, très importantes, le seront même pendant que je serai dans l’avion, d’autres attendront désormais au moins cinq jours, car nous devrons, au milieu, impérativement vendanger la Chique, qui, désormais, ne peut plus attendre. Première année où certaines parcelles en altitude auront été vendangées avant les vins de fruit de la plaine. Pari gagnant ? Nous le saurons bientôt.

La journée commence mal. Je suis fatigué, endormi, j’ai l’impression de vivre dans un temps ralenti. Je suis dans le potage, j’adore cette image où l’on serait ralenti par la viscosité de la soupe. Je «m’endimanche» en grognant comme le vieil ours que je suis devenu au contact de la nature, abandonnant short et t-shirt sales et déchirés contre un pantalon noir et une veste grise en coton râpeux. Cravate ? Non, la cravate, je l’ai laissée à Paris quand je suis parti il y a vingt ans. Et ne l’ai remise qu’une fois depuis pour mon mariage. Une veste suffira pour passer les portes de ce lieu mythique, elle est d’ailleurs encore et toujours obligatoire et c’est tant mieux. La cravate ne l’est plus. On m’en a prêté une, à l’entrée, un jour, où cet usage m’était sorti de la tête et j’avais l’air d’un… je vous dirai pas de quoi j’avais l’air mais si quelqu’un a une photo de moi ce jour là, elle vaut de l’or . Je crois que mon convive d’en face en rit encore. Après le potage, je patauge dans la semoule et, encore vaseux, il me prend l’idée bizarre de me presser une orange, pensant avoir le temps. D’un seul coup, la réalité me rattrape brutalement et je me rends compte soudain que je suis VRAIMENT à la bourre. 6hh09, je suis dans la voiture, pour un vol qui décolle à 6h45 dans 22 kilomètres, ça va être chaud. Les pneux crissent, la route s’ouvre rapidement sous mes phares, je suis obligé de rouler vite, pourtant ni la voiture ni moi n‘aimons ça. En haut du « Pas de l’échelle », un frisson glacé me transperce : j’ai oublié mon iphone…. Impossible de revenir, ça va déjà se jouer à une minute près. Surtout que sans iPhone, pas de carte d’embarquement électronique et j’ai peur que le vol ne soit fermé à mon arrivée. Mon cerveau, réveillé par cette sensation glacée, tourne à fond. Revernir ? Continuer ? En une fraction de seconde, je prends ma décision : ce sera une journée sans iPhone.

Aie. Pas de contact avec les équipes, avec la cave, avec le bureau. Pas d’appli météo. Pas de mails sur tous les dossiers en cours. J’en passe et des meilleures. On va faire avec. Nouvelle expérience en perspective. Depuis quand n’ai je pas vécu ça ? Suis-je à ce point dépendant ? A titre personnel, j’en doute un peu. Mais pour le boulot, oui, c’est clair. Dire que le premier IPhone, c’est il y a 8 ans, sept ans pour moi, avec le 3G. Marrant d’ailleurs que le deuxième se soit appelé 3G parce qu’il gérait la 3G et qu’ensuite, il eut un modèle à sortir pour passer au quatre alors que c’était le deux. Ca fait un peu Brenda et Becky, la vidéo qui me fait toujours rire après tout ce temps. Bon, c’est pas grave, il n’y a pas mort d’homme. Alors que je suis à fond les manettes, dans la nuit, je me surprends à sourire en me souvenant de mon émerveillement en écartant les doigts sur l’écran et en voyant une photo s’agrandir, ou en faisant tourner l’appareil dont les images changeaient alors de sens… Une autre époque.

Me voilà derrière un tracteur et sa benne, puis derrière une machine à vendanger; j’aurai dû y penser, moi qui prends toujours de l’avance. Tous mes warning internes s’allument. Ne pas prendre de risques inutiles. Le rater, oui, mourir non. Bien sûr, pour corser le tout, des travaux à l’aéroport, un parking bouleversé, je perds encore du temps, visualisant à l’avance ce que je dois faire. Je saute de ma voiture arrange mon sac et mon coupe vent et… je sens mon iPhone dans la poche de ma veste… je l’avais mis là et, comme je n’ai jamais de veste, je n’avais pas fouillé, bien sûr, dans la poche de celle-ci… Yes, je vais l’avoir ! Devant la sécurité où je passe le dernier, je me rends compte que du coup j’ai oublié… mon portefeuille dans la voiture. Par miracle, j’ai une carte d’identité dans la poche, ce qui ne m’arrive jamais, pour des raisons qu’il faudrait une page pour vous raconter dans un blog qui commence déjà à vous sembler bien long. Synchronicité, quand tu nous tiens. Rien à acheter, aujourd’hui, c’est donc moins grave. J’ai toujours quelques billets dans la poche pendant les vendanges, je pourrais me déplacer et prendre un café. En route. Dans l’avion, écrire ce début de journée me soulage de mon stress et me laisse pensif sur ma dépendance au progrès…

Ce qu’il y d’agréable, il faudrait être bien menteur pour le nier, au Taillevent et dans d’autres lieux de ce style, c’est d’y rentrer avec un ami à qui l’on dit « Bonjour Monsieur » tandis que l’on vous dit, à vous « Bonjour Monsieur Bizeul ». Ca crée tout de suite une bonne ambiance. Je me demande si je devrais continuer à faire de l’humour dans ce blog, j’ai l’impression que certains le prennent j’en ai peur au premier degré…

J’aime le Taillevent, que voulez vous, c’est comme ça. J’aime ces lieux où l’on vient certes pour manger, mais pour bien d’autres choses que certains voient et d’autre pas. Le début du déjeuner, dans le petit salon chinois laqué du premier étage, me permet d’ailleurs d’expliquer la chose : ma vocation, c’était servir. En choisissant, jeune, l’école hôtelière, je me noyais délicieusement dans le plaisir de vouloir faire plaisir aux autres, de les accueillir, de préparer leurs tables, leurs mets, de nettoyer leurs toilettes aussi, (et Dieu sait que j’en ai nettoyé), d’être hospitalier et de leur donner du plaisir. Et donc de l’amour. Assis à côté de Bernard Magrez, qui m’impressionne, que je connais peu mais qui je sais me respecte (une dégustation de petite Sibérie fut, je je sais, à l’origine de son implantation dans le Roussillon) et que j’admire, j’ai l’occasion, comme lui, de raconter un peu ma vie. Comme lui, j’ai quitté l’école à quinze ans, comme lui j’avais des parents « spéciaux », comme lui, sans doute, j’ai au fond de mon cœur en praliné fondant malgré la coque extérieure en chocolat noir, une inextinguible besoin de prouver que je suis « capable », qui n’a rien à voir ni avec l’ambition, ni avec la réussite. Le déjeuner est somptueux, le personnel d’une efficacité, d’une distinction et d’une attention remarquables. Ils savent que je sais, que je vois et que j’apprécie. Ils apprécient donc aussi. Si Pape Clément blanc 2007, un 100 Parker, est somptueux, il est amusant de le servir en // avec le Sémillon du Clos des Fées, lascif et oriental. Pape-Clément 1995 est impérial, droit et fier, ne me demandez pas à qui il ressemble, et fait un malheur sur le canard sauvage.

21•TailleventMais le Grenache Blanc du Clos des Fées, très « belle des champs » ce jour là, et bien trouve l’Amour, avec un grand « A » avec le risotto d’épeautre. Hallucinant, le mariage ! Dire que j’ai mangé ce plat une bonne dizaine de bois en trente ans ici (c’est un plat patrimoine, pour moi, un plat signature, un truc qu’il faut avoir mangé une fois dans une vie de gastronome) et bien je n’aurai JAMAIS imaginé que l’accord fonctionne avec un de mes vins en général et celui là en particulier. De même, sur le dessert au marron et au café, notre muscat s’envole et souffle tout d’un coup dans ma tête la chanson de Maurane : « quand j’entends ce prélude de Bach, par Glen Gould ». Tiens je vous la mets en lien ICI. Cette version a capella, c’est la classe absolue. Ces grands accords me rendent mélancolique, tant ils sont des actes d’une civilisation, attaquée de toute part. Bref. Déjà que ce billet n’en finit pas… Merci au sommelier, au chef et à toute l’équipe, du fond du cœur, pour avoir tant travaillé sur les accords mets-vins pour mettre ceux du Roussillon autant en valeur. Fier d’avoir participé au fait que cela soit désormais possible. Photo, pour la couverture du JDD spécial vins le 6 décembre (oups, merci Nicolas). On la fait toujours après, me dit Mathieu, pour qu’il y ait un lien. La main de Bernard Magrez sur mon épaule me dit qu’il y a sans doute bien, désormais, un lien. Bizarre de voir un Tycoon de 80 ans vous appeler «Monsieur». Hervé, Bernard, Hervé, s’il vous plait.

Le taxi me ramène, sous la pluie froide de Paris, vers mon avion. Finalement, la journée s’est bien passée. J’ai appris à mieux connaître un homme puissamment humaniste, très loin de l’image que je m’en faisais, avec qui je partage plus de choses que de choses ne nous séparent, qui tente, comme moi, de faire bouger les lignes. J’ai bien mangé, aussi, faut le dire, les vendanges ça ceuse et on mange pas vraiment raffiné.. Et j’ai été recouvert littéralement d’affection et de respect. Merci Jean-Marie et la famille Gardinier qui gardent le cap. Jean-Luc (aparté : finalement, cet ours, c’était une bonne chose…), Nicolas (aparté : le Faune, finalement, tu avais vu juste…).Vigneron, dans ces circonstances, quel beau métier.

Dix-huit heures, dans la cave, changé, j’attaque les remontages. Il ne faut pas décevoir.

P.S. : amusant que François Mauss, sur son blog, évoque presque en même temps ce lieu, les déjeuners légendaires que nous y avons fait grâce à sa générosité et la mémoire de Jean-Claude Vrinat dont la douleur de l’absence est encore trop vivace pour que je l’évoque ici.

5 commentaires

  • Nicolas de Rouyn
    21/09/2015 at 9:10 pm

    😉
    Le JDD, Hervé. Pas VSD. Le 6 décembre, Hervé. Pas le 7. Mais compte sur moi pour assurer ta promo dans le journal ( du dimanche). Merci pour ce papier un poil torturé, mais qui dit des vrais trucs.
    xxx
    N.

  • mauss
    22/09/2015 at 5:47 am

    L’intelligence des Gardiniers à avoir conservé ce style si particulier de Vrinat et toujours avec Jean-Marie, un peu « cheveu blanc » maintenant.
    Un jour, Hervé, avec tes mots, tu devras raconter ici l’histoire du lancement du Who’s Who du vin.
    … du temps des grandes heures…
    Et pendant ce temps là, Monsieur Magrez recevait quelques pointures de la médecine

  • mauss
    22/09/2015 at 5:50 am

    au château Laribottière pour un concert avec Dautricourt et Camille Thomas, via une équipe très style « Magrez » : respect et politesse.
    Bon, allez ! Continue tes vendanges marquées au fer de la qualité top.

    POS : désolé du glissement de doigt qui a fait enregistrer qu’une partie du texte : gee !!!

  • Nicolas de Rouyn
    22/09/2015 at 6:36 am

    Labottière, François. Pas Laribottière.
    (bon, j’arrête)

  • mauss
    22/09/2015 at 7:41 am

    Merci Nicolas : quelques neurones en vadrouille 🙂

    JDD et VSD : même vadrouille 🙂

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