Vignes patrimoine


Arracher ou ne pas arracher. Telle est la question. Devant certaines parcelles, minuscules, mal foutues, de guingois et que la récolte misérable aurait dû condamner depuis des lustres, cette satanée question, chaque année, je me la pose.

Faut dire que des Vieilles Vignes, en Roussillon, il y en a à revendre et bien plus qu’ailleurs. Question de réussite et d’échec. Prospérité difficilement imaginable des années 30 aux années 80, lente descente aux enfers depuis. La faute aux VDN, les  « Vins Doux Nature », Rivesaltes en tête, ABV juste derrière, les fameux « Apéritifs à Base de Vin », Byrrh en premier. Vous avez vu ce film formidable, «le déclin de l’empire américain» ? A un moment, ça parle de la religion au Québec. Un dimanche, les églises étaient pleines. Le dimanche suivant, il n’y avait plus personne. Le vin doux naturel, ça a été un peu çà. Mais en dix ans. On en faisait 100 000 h, en 38,  avant la guerre. On est monté à plus d’un million d’hectolitres. Et maintenant, on doit être à moins de 100 00 hl à nouveau. Voire 50… Ce sont ces vignes aujourd’hui vieilles, qui plantées en plein succès, faisaient à la fois des VDN et des Mistelles (des moûts mutés pour les ABV), permettent aujourd’hui au Roussillon d’avoir le plus fort pourcentage de vieilles vignes de tous les départements français. Et ce malgré les milliers et les milliers d’hectares qui ont été arrachés… Je me souviens en particulier d’un ilot de 30 ha d’un seul tenant de grenache gris de cinquante ans, tout en massale, état parfait, somptueux, arraché avec prime vers 2000, j’en aurais pleuré. On y aurait fait un vin blanc sec de légende. Ah les primes d’arrachages… J’en parlerai. Un jour.

Les vieilles vignes de Grenache et de Carignan, je leur dois tout. On avait  que ça, au départ. Celles dont personne ne voulait. Celles d’ont j’était tombé amoureux, un bel après midi de Mai, il y a vingt ans. Celles qui me valaient des sourires moqueurs, des regards entendus qui disaient qu’on ne pourrait jamais rien en tirer. Ou plutôt, disons-le, ne jamais en tirer « assez », dans une culture du « degré-hecto » dont beaucoup, formatés depuis le berceau, n’ont jamais pu sortir. Des plantées on ne sait plus quand par on ne sait plus qui. Au milieu des cailloux. En pente. A coup de 10 ares, parfois, même pas un potager, entourées de murs ou de fossés, impossibles à mécaniser donc condamnées à l’atomiseur ou, dans le meilleur des cas, à la brouette solo, engin avec lequel j’ai démarré. Ah, vous ne connaissez pas la brouette solo ? Tapez le mot sur votre moteur de recherche, puis sur photo. Toute une époque. J’ai fait 6 ans avec. Parfois, c’est bien de remettre l’église au milieu du village…

Dès qu’on a eu un peu de vignes, à coup de prêts et de prêts et encore de prêts, on s’est mis à planter. Compléter l’encépagement du Domaine en Syrah fut ensuite une priorité. Avec de nouveaux prêts. Je crois qu’entre la Banque Populaire et le Crédit Agricole, il doit y avoir une pièce avec tous les prêts du Clos des Fées… Puis j’ai eu envie de petits bouts de nouveaux cépages, pas vraiment traditionnels. Et aujourd’hui, on se met à renouveler Grenache et Carignan. On est en train. Histoire de laisser aux enfants ou à celui qui prendra la suite un vignoble nickel. C’est ma nature. Celle du mec qui, sachant qu’il va mourir, va nettoyer sa maison à fond avant de quitter ce bas monde. Je la changerai pas. Je l’aime, d’ailleurs, cette nature. Bon, pas simple, parce qu’au  niveau Carignan et Grenache, au niveau clones, c’est le vide sidéral. Le grand froid. Que des clones à deux balles, qui feront jamais rien de bien et surtout beaucoup trop. Donc, ca veut dire sélection massale, avec tous les problèmes et les coûts que ça engendre. Mais c’est le prix à payer pour s’assurer un avenir, un vrai. Alors, on va le payer.

Mais bon, on se dit aussi que maintenant, peut-être, on a les moyens (disons qu’on en discute en interne, faut pas croire que le décision est facile sur le plan budgétaire) de conserver des vieilles vignes dans l’esprit très romanesque de ne jamais les arracher. Dix hectares, je pense, pourraient être considérés désormais comme ce que j’appelle des «vignes patrimoine » et traités comme des reines. Des reines immortelles. Parce que la vigne, il y a chaque individu, mais il y a aussi la notion de parcelle, de clan, de population. En imaginant que, dans les sols, de racine à racine, elles se disent des choses. Ou pas. Mais c’est sympa de penser que la vigne  a une conscience, non ? Vous pensez ce que vous voulez. Moi je trouve ça sympa. Allumé, mais sympa.

Ce Carignan, par exemple, sauvé de quatre années d’abandon, limite maltraitance de la part d’un néo-vigneron qui pensait que la biodynamie, c’est ne rien faire. Ou certain que Rudolf Steiner bosserait la nuit pour lui, comme les elfes de maison dans Harry Potter. Passons. On l’a sauvé (sous les regards goguenards de certains), surtout parce que c’était une des préférés de Pierrot, un vigneron comme on n’en fait plus, le moule est cassé. Je m’arrêtais, parfois, lui parler, sur cette vigne à la vue formidable, face à la vallée nord et au Canigou. Il l’aimait pour de bonnes raisons, celles qu’on explique pas, juste parce qu’on s’y sent bien. Pour de mauvaises, aussi, sans doute, car elle méritait le qualificatif de «puits de vin», tant, certaines années, ses baies de Carignan étaient gonflées de jus. Un jus frais, nerveux, énergique, vivant, précieuse et rare clé de voûte dans des vins comme Modeste. 600 mètres d’altitude, tardive, ne soufrant jamais de sécheresse, ce n’était pas ce qu’on appelle le « premier choix », et puis je me mis à l’aimer et, du coup, bien que ce ne fut pas raisonnable, je me mis dans l’idée de la sauver. Et oui…

Au bout d’un an de soins intensifs – et pour le moins coûteux –  elle fut dévastée (de chez dévasté…) par une horde d’animaux, de passage ou en résidence, où, comme dans un mauvais dessin animé, sangliers, chevreuils, lapins, blaireaux et je ne sais quoi d’autre semblèrent se liguer pour me donner une leçon de choses. Pour vous dire la vérité, les experts de la Fédération de Chasse n’avaient jamais vu ça. Ils nous donnèrent quatre sous, de quoi payer une (petite) partie de la clôture fixe qui la protège désormais.

Deux ans, à nouveau, pour la redresser. Puis commencer à faire les « remplaces », enlever les ceps mort à  la tarière pour planter ce qu’on appelle des « racinés », des porte-greffe non encore greffés , qui seront greffés ensuite en sélection massale, sur place, dans deux ans. Labour, bien sûr, un rang sur six enherbé, tiens, faudra que je vous parle de ça aussi un de ces jours.

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«La Vigne est un bon malade», me disait mon regretté Charlou, celui qui me vendit ma première vigne et m’apprit à tailler autant qu’à philosopher. Tu me manques, Charlou… Comme il avait raison. Sur des vieux Carignan, c’est assez facile de remettre un vigne en forme, car le Carignan, contrairement au Grenache, fait des pampres. Qui dit pampres, dit bras potentiels, à terme. Sans pampres, ces sarments spontanés qui naissent où ils veulent sur le pied ou les bras du gobelets, pas de bras. Pas de bras, pas d’yeux. Pas d’yeux, pas de sarments. Pas de sarments, pas de raisins. Pas de raisins, on arrache. Donc, dans le gobelet, l’important, c’est de renouveler en permanence les bras. Mais qui sait encore tailler les gobelets….

Là, vous voyez, un peu plus bas, c’est ma main. Elle n’a rien de spécial, donc, inutile de la regarder, elle vous montre juste une magnifique pampre de l’année. Vous me direz, mais pourquoi ce pied n’a que deux bras ? Et bien parce qu’envahi par l’herbe, dévasté pas les maladies, les fautes de tailles, sans rien à manger, certains bras ont séché. On les appelle les « secs », la première chose à faire est de les enlever, à la scie, pour éviter que divers insectes s’installent dans le bois et éviter les « culs de sac » pour la sève.

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Dès que la vigne finit sa période de jeûne (l’année dernière un beau compost organique, fait sur mesure pour elle a résolu le problème), elle refait du « bois », les fameuses pampres en français, des «broutignes» en Catalan. Mais elles poussent bien sûr ou elle veulent, rarement, comme ici, au bon endroit, c’est à dire idéalement là où on rêve d’avoir un nouveau bras.

Sur ce pied, il y en a deux au bon endroit, plus ou moins vigoureuses. La plus vigoureuse, à gauche, sera taillée à quatre yeux l’année prochaine, puis ébourgeonnée au printemps sur les yeux de base, afin d’accélérer la formation et le développement d’un petit de bras, qui se renforcera et poussera au fil des années. La plus petite, on ne sait pas encore, faudra voir. La plus à droite est trop haute, on devra l’enlever, pour donner de la force aux autres. Un travail en fait de « taille en vert », où le tailleur doit comprendre, se projeter dans l’avenir, à deux, quatre, dix ans. De ses décisions naitra – ou pas – un nouveau bras, deux nouveaux sarments, deux voire quatre raisins, à terme un rendement acceptable pour les vieilles vignes de 15 à 20 hl/ha, ce qui serait le Pérou et permettrait une forme de rentabilité (en théorie…). Et de rendre la vigne presque immortelle.

En pratique, quand ça marche, deux ans après, ca donne un truc comme ça.

On voit les deux « nouveaux bras » en formation, un peu chétifs pour l’instant, mais dans dix ans, on ne distinguera plus des vieux bras des nouveaux. La petite pousse à droite, si elle est conservée et pousse bien, permettra un jour de « rabaisser » la souche, de couper le nouveau bras et d’en faire un nouveau.

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Là, à contre jour, on voit un sarment de l’année dernière, qui commence à pousser.

 

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C’est à la fois un travail coûteux, précis, demandant du soin et de l’intelligence. Mais c’est la clé pour maintenir en place des Carignan uniques au monde.

Tout sauf une sinécure…

Même pas sûr, je n’en aurai en tout cas jamais la preuve, que cela permette de faire réellement un « meilleur » vin. Mais faut il au fait toujours faire un meilleur vin ? Est ce là la seule ambition du vigneron. J’aime, je l’avoue, prendre soin de petits bouts de terre, poursuivre le travail entamé par des vignerons d’un autre temps, celui où l’on prenait son temps et, comment dire… ses responsabilités ? Oui, ses responsabilités.

J’aime l’idée de m’inscrire dans la durée, de respecter le travail du passé, de l’ancrer dans le futur, sans vouloir, toujours tout changer.

Juste conserver.

 

3 commentaires

  • Claudine HOANG
    14/05/2018 at 3:45 pm

    J’ai savouré vos lignes comme on savoure un bon vin … votre écriture gouleyante m’a ravie. Vous devriez écrire un livre sur votre vie de vigneron passionné. J’ai eu l’occasion de déguster vos vins… une robe de velours, un sillage d’arômes, une partition de notes légères et puissantes à la fois…
    Le bonheur …

  • Nicolas
    23/05/2018 at 8:24 am

    Merci de vous remettre à écrire.
    Cela amène à toucher du doigt la complexité, mais aussi la richesse de votre métier et cela permet de relativiser sur les messages un peu trop simplistes : « le vin nature c’est bien » ou « le vin nature c’est mal » ou « le vin est bourré de pesticide » ou « le vin est trop cher » …
    Ce type de billet illustre bien ce qui m’intéresse : la vie d’un vigneron, les questions qu’il se pose, les décisions qu’il prend dans un sens ou dans l’autre.
    Merci encore

    • Hervé Bizeul
      24/05/2018 at 8:18 am

      On se sent parfois seul sur un blog. Vos commentaires me font plaisir, avouons le.

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