Vendanges 2018•Jour 1 – Soulages


La cave est propre, le matériel révisé et rutilant. Le nouveau groupe froid ronronne. Il est français. Je sais, c’est bête, mais ça me fait plaisir.

On a coupé quinze ares de Maccabeu, les seuls que je cultive sur les terres noires d’Espira de l’Agly. C’est une vigne d’un autre temps, comme on en fait plus et qu’on en fera plus, aussi noueuse et franche que les vieux vignerons d’ici, en train eux aussi, décès après décès, de marquer la fin d’une époque. Ils me manquent. Le savoir-faire qui meurt avec eux aussi.

Elle me fait cette année, depuis la véraison, penser au jardin d’Eden ou à un pays de Cocagne, tant ses bras sont chargés de fruits dorés et délicats, sur des bases de rendement, comment dire… «Champenois»; voilà, c’est cela, «Champenois»…. Ces Maccabeu ont fait la fortune du département, à la grande époque où il y avait des vignes partout, quatre fois plus de superficie qu’aujourd’hui. Incroyable, quand on y pense. Je leur dois le respect. Celui, avant tout, de ne pas les arracher.

p1010183

Le temps est beau, il s’est rafraîchi, la lune descend.

Le premier pressoir de blanc grappes entières tourne, paisiblement, se gonfle et se dégonfle, rythmé par le bruit de son compresseur. C’est parti pour cinq heures. Quelques grammes de glace carbonique fument, protègent et me font me sentir alchimiste.

p1010201

Je suis pensif, en ce premier matin de vendanges, devant cette débauche de matériel, loin, si loin, de mes premières années, de mes quatre cuves en plastique et de mon pressoir vertical italien. Mon ami Didier était passé, heureux d’un nouvel amour qui deviendrait sa femme, en direction de l’Espagne, sa cave prête, faisant un stop pour me voir, me sachant étrangement parti dans la nature mais ne sachant pas que j’allais y faire du vin… Il était descendu de son Vito, avait passé une nuit dans ma maison en ruine, heureux car amoureux. Surpris, il m’avait vu paisible, devant ces petites cuves en résine qui m’avaient été livrées sans portes, perdues dans le transport, sans pompe, sans cave, sans formation, sans expérience, sans projet, juste animé d’un «désir de faire» qui ne devait pas être loin de l’instinctif effort du saumon qui remonte le fleuve à la recherche de ses origines.

J’avais senti qu’il voulait me dire des choses, une chose surtout : n’y va pas, Hervé, tu es fou. Lui «savait». La difficulté de la vigne. L’impondérable de la cave. Le peu de chance de réussir commercialement. Il n’avait rien verbalisé, ce jour là, mais je me souviens de tout son être, de son visage qui oscillait entre l’amusement et la peur de me voir aller dans le mur mais ne voulait pas gâcher mes rêves. Au paradis des vignerons, chargé je l’imagine de faire un peu de Sauvignon pour l’apéritif du taulier, j’espère qu’il voit le chemin parcouru et que son visage de vieux musher s’éclaire. J’aurais aimé échanger quelques vins avec lui. Je n’ai jamais osé le demander à Benjamin, son fils, qu’il avait eu un instant envie d’installer en Roussillon et qui magnifie désormais le chemin débroussaillé par son rebelle de père. C’est bien comme ça.

«La technologie dans le vin, c’est comme l’argent au poker. Il en faut pour s’assoir à la table, mais ça ne signifie pas que vous allez gagner». J’ai un peu déformé cette phrase, lue dans l’année sur un tout autre sujet, tant elle s’applique, je le pense, bien au vin. En regardant tout ce matériel,(et, pourtant, je suis TRÈS loin de la technologie d’un «grand cru» de néo-vigneron-milliardaire-avant) je me disais qu’il était indiscutablement «nécessaire», pour éviter les défauts, soulager les corps, garantir le choix dans les vinifications, et s’adapter aux millésimes. Mais qu’il était surtout «suffisant». Qu’il n’en fallait pas plus, pour garder l’homme au cœur de ce creuset alchimique qu’est la cave, pour ne pas laisser la technologie lisser les goûts.

Ferais-je les même vins si j’étais resté dans le garage ? Les ferais-je meilleurs ? Je suis certain que non. Mais je suis certain aussi qu’il faut s’arrêter à un moment de mettre des barrières technologiques entre la main de l’homme et le raisin, de prendre garde à ne jamais laisser, peu à peu, la science, voire l’intelligence artificielle, un jour, décider.

Nicolas Joly m’a dit un jour «avant d’être bon, un vin doit être vrai». Voilà une certitude que je partage avec lui. Disons que j’essaie, pour ma part, de concilier les deux.

J’avais entamé cette réflexion cet été, au musée Soulages, où, au snack, les set de table m’avaient interpellé…

img_1094

 

«Plus les moyens sont limités, plus l’expression est forte».

Je met en gras pour que vous imaginiez la voie de Luchini prononcer ces mots définitifs…

C’est énorme ! (ou plutôt Hénaurme ! comme me le propose un lecteur…)

Ce qui est vrai en peinture ne l’est pas dans le vin, c’est certain, mais il est bon de s’interroger, dans une vie de vigneron, de faire gaffe à de ne pas laisser, un jour le matériel décider à sa place.

Ni le «marché», d’ailleurs.

6 commentaires

  • Francis
    29/08/2018 at 4:58 pm

    Ni le «marché», d’ailleurs.

  • Christophe Libaud
    30/08/2018 at 7:02 am

    Il faut que ce soit : « hénaurme ! », fantaisie de l’hyperbole. L’illimité, selon Flaubert.

    • Hervé Bizeul
      30/08/2018 at 11:31 am

      Bonne idée 😉
      Je modifie…

  • Alix
    30/08/2018 at 4:03 pm

    Nice one my friend !!
    Je pense pouvoir me l’appliquer aussi avec mon histoire culinaire.
    Un beso

  • Philippe
    31/08/2018 at 1:12 pm

    J’aime bien le salut discret à Didier..bientôt 10 ans !

  • philippe blanc
    02/09/2018 at 6:38 am

    toujours un plaisir de vous lire et de vous lire entre les lignes………et délicate la pensée a didier

Laisser un commentaire

ABONNEMENT

Recevez les billets du blog dès leur publication. Et rien d'autre.

Archives