Ne laisser personne mourir, deuxième acte


Où en étais-je ? Ah, oui, le fait qu’il y a un peu de Mère Thérèsa en moi.

Comme elle, je vis au milieu d’un monde en perdition et je voudrais avoir le pouvoir de sauver non pas des vies mais des vignes. Comme elle, je sais que je ne le pourrais pas les sauver toutes, malgré le titre de ces deux billets… Mais je fais ce que je peux, en bon Colibri, comme dirait le le délicieux Pierre Rabhi, qu’on entend moins depuis qu’on a appris qu’en bon antroposophe, le business était bon pour l’alignement des planètes (on le savait déjà un peu avec Weleda), que «le monde appartenait à ceux dont les ouvriers se levaient tôt», que ce qu’il y avait de bien dans le bénévolat c’était qu’on évitait en plus l’URSAFF, qu’on apprend plus vite à à manier la serfouette quand on paye pour le faire et, qu’enfin, la permaculture, c’est super rentable quand la main d’œuvre est gratuite…

«Le monde appartient à ceux dont les ouvriers se levaient tôt». Ah, cette phrase, que je l’aime… C’est mon voisin, Charlou, qui me l’a sortie un bon matin, alors qu’il tentait de m’apprendre à tailler, sous les grands chênes du Clos des Fées. Il me manque. Il est parti trop tôt, suite à un diagnostic médical hasardeux. On manque de Docteur House à la campagne, c’est un des problèmes. C’était un vigneron philosophe, qui se contentait de peu, avait toujours un dicton et un sourire disponibles.

Dans les années 70, Vingrau eu son lot de hippies à la recherche d’un retour à la vie pastorale. C’est à eux que l’on doit d’ailleurs la révélation de l’immense qualité des terroirs calcaires de Vingrau pour la culture du pavot et du chanvre, si utiles à l’isolation des vieilles maisons… [Début de la digression•Si on était moins con, on bosserait tous sur un système d’AOP pour la marijuana, parce que sa légalisation, c’est le sens de l’histoire, et au niveau terroir, on aurait en France quelque chose à dire. D’autant qu’au niveau du contrôle, sur le vin, on a déjà tout en place•Fin de la digression… ] Tous se battaient pour faire partie de l’équipe de Charlou, aux vendanges, de sa «colle», où la vie était plus douce, le travail agréable bien que soutenu, simplement parce qu’accompagné d’une «raison d’être» dont il avait le secret.

Un de mes (rares) regrets, dans la vie, et donc un conseil que je prodigue sans relâche, à la veillée, tel l’Oncle Paul, autour de la table de ferme et devant un bon feu à casser des amandes ou des noix, c’est de ne pas avoir passé plus de temps à chercher un ou plusieurs «mentors». Et bien sûr d’avoir pris du temps à écouter – encore eut-il fallut qu’ils veuillent bien de moi comme padawan… – leurs conseils. La vie est trop courte pour faire toutes les erreurs soi-même et l’on doit se rapprocher des maîtres, non des clercs, comme me l’a dit fort justement un jour quelqu’un en se rapprochant de moi.

Je l’aimais, mon Charlou, alors, quand j’ai vu peu à peu, après son départ, les quelques vignes dont avait tenté de s’occuper courageusement son fils, malgré un autre métier, se dégrader, je me suis dit : celle là, je dois la sauver.

Faut dire que j’en ai sauvé beaucoup, des vieilles vignes, de la mort. Et que depuis, je fais sur une bonne trentaine d’hectares du soin palliatif. Mais bon, elle me le rendent bien et certaines, ragaillardies, en remontrent même à des plus jeunes, en qualité, bien sûr, mais même en production. Je m’en suis inquiété auprès de son fils. Il ne voulait pas la vendre, par sentimentalité. Je n’ai pas insisté car si il y a bien quelque chose que je comprends, c’est le sentiment. Je me soigne, d’ailleurs. Sans succès pour l’instant.

Nous somme dont partis sur un fermage gratuit, très à la mode ici où l’on peut donc, gratuitement ou presque (l’usage veux que l’on prenne quand même en charge les taxes foncières, c’est la moindre des choses) se lancer dans la viticulture. Le Roussillon, c’est décidément particulier.

Poh poh poh, ne rêvez pas trop vite. Le fermage gratuit, c’est un peu comme le mariage. Pour certains, c’est la fin d’une quête, la tranquillité (les hommes). Pour les autres, c’est le début d’une extraordinaire aventure, où tout devient possible (les femmes). Le fermage gratuit d’une vigne abandonnée, c’est le début d’un longue, longue période de travail acharné ou l’on va à pleine main jeter de l’argent… Pas du tout la bonne affaire. En fait, au final, il faut trois ans pour la redresser, au minimum, et je pense à peu près autant, en budget, que pour une plantation. Soit au minimum 15 000 à 20 000 euros/ha. Et en plus, comme une plantation, il ne faut pas compter produire la première année, peu la deuxième, pas beaucoup la troisième et jamais énormément par la suite. Passez votre chemin, amis du latin, inutile de chercher ici beneficium sine cura, soit la parfaite illustration de la bonne vieille expression : ce n’est pas une sinécure

Donc, l’état, vous l’avez vu hier. On commence par un vigoureux travail à la débroussailleuse à lame, puis à fil, suivi d’une taille sévère de remise en ordre où la scie manuelle est fort active : il faut enlever tous les «secs», les bras morts, durs comme du fer et bien sûr toutes les fautes de taille accumulées au fil des années. C’est du boulot.

A gauche avant, à droite après.

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Depuis trois ou quatre ans (restons polis) la vigne n’a pas vu d’engrais. On cultivait donc en quelque sorte de l’herbe. Vu qu’il n’y a rien, sur nos coteaux, ni à manger, ni à boire, le peu qu’il y avait de disponible, l’herbe l’a pris. Oh, je sais c’est magnifique, la «vie». Oh, le beau sol «vivant», oh, le bel exemple de ce que la nature fait quand on l’embête pas… Oh, le couvert végétal qui enlève les péchés du monde… Bullshit. Sans la main de l’homme, sans son aide, sans son amour, la vigne ne fait qu’une chose et elle le fait avec panache : mourir.

Donc, là, c’est le petit doigt – celui qui me raconte ce que font mes enfants derrière mon dos – que j’ai sorti pour vous montrer le problème : la vigne est «piètre». Elle est en mode survie, et, sans notre intervention dans deux ou trois ans, elle serait morte. De faim.

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Les sarments font la moitié de la taille de mon petit doigt, pour un Maccabeu qui a fait l’admiration du village du temps de Charlou, c’est un peu comme le héros du Roi Vert quand il sort de son camp de concentration. J’ai lu mes classiques, moi Monsieur. Et si je pense à Sulitzer, c’est parce que hier j’ai parlé de la Bourgogne et que ça m’a rappelé la façon dont Reb Klimrod remembre Manhattan à un moment dans ce livre… Il y aurait un excellent Sulitzer à écrire sur le monde du vin entre 1982 et demain…

Il ne reste plus qu’à labourer, au viti-plus, notre petit chenillard de 80 cm de large, en croisant. Et lui préparer un petit casse croûte pour qu’elle refasse du bois.  Sans cela, inutile d’imaginer une rentabilité un jour. On ne compte plus, dans la vallée, les vignes mortes sous les coups de diverses «pensées magiques» et autre «dogmes» ésotériques. Inutile de mettre de l’azote au sol, il n’est pas assimilable à ce moment de l’année. On lui fera un petit apport de NPK en foliaire, au début de l’été, pour la soutenir et la booster un peu, puis une analyse des pétioles en vue d’un engrais organique d’automne sur mesure. Parce qu’elle le vaut bien. Et qu’elle est affamée.img_0691

Après, il faudra juste attendre, trois ans. Et remettre autant de soins, d’amour, d’énergie et d’argent chaque année.

Je sais ce que vous pensez : je suis prêt pour figurer sur les médailles pieuses… Las, si j’en ai beaucoup sauvé, celle ci est sans nul doute l’une des dernières que je prendrai en charge, parce que, comme disait Rocard, on ne peut accueillir toute la misère du monde. Et puis je vieillis. J’aurai fait ma part.

En rentrant, au volant, j’étais tout guilleret en me disant que Charlou, qui me regarde sans nul doute depuis le paradis des vignerons, serait fier de nous. Et son fils, et ses petits enfants aussi. Qui sait, peut-être un jour choisiront-ils ce métier et la  reprendront-ils, cette vigne ? La bouche sera bouclée. C’est là qu’on je mouillerai mes yeux de vieil ours des montagnes.

Ah, j’oubliais. En commençant à dégager les fossés, on a retrouvé une ancienne hotte, de l’époque où elles étaient en fer, pas simple à porter, ni d’ailleurs les comportes en bois. Ça faisait des cuisses d’athlètes et des centenaires. Si vous êtes d’accord, je crois qu’elle va rester là, en porte bonheur.

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8 commentaires

  • dopey
    15/03/2019 at 2:26 pm

    citer paul loup sulitzer, cela n’a pas de prix!

  • Emmanuel Taillez
    15/03/2019 at 9:17 pm

    Le secret de la “raison d’etre” entretenue par Charlou….elle est bien la source. Ou autrement dit mettre du sens, et vivre ce qui doit être vécu.

  • JM VORBURGER
    15/03/2019 at 10:26 pm

    Très beau texte et si vrai!

  • nathalie le texier
    16/03/2019 at 8:57 am

    un plaisir de vous lire, merci

  • Carole
    16/03/2019 at 10:23 am

    Un investissement en raison de vivre, quoi de mieux?

  • Francis
    16/03/2019 at 1:44 pm

    Bonjour,
    J’allais écrire quelque chose … et pis non, tout est déjà là sous nos yeux

  • William
    20/03/2019 at 6:51 pm

    La laisser là Môssieur le Vigneron Conteur Philosophe Ours des montagnes style Mère Theresa… Yes !
    À condition de la signaler par un panneau …. non j’dis des conneries …. vu le nombre d’amoureux de ces objets …. genre ramassage malveillant pour alimenter la filière brocante/objetsVintage …
    Toute façon Charlou l’a bien laissée là lui …. y’a une raison …
    d’ailleurs Charlou va mieux depuis que ….. toute cette belle histoire ….

  • Vanessa
    25/03/2019 at 3:37 pm

    Un plaisir de vous lire, merci à vous!

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