Le jour de la cravate


« Ce matin, j’ai mis une cravate ». Oualou, ça c’est de l’incipit. Bon, ça ne vaut pas « longtemps je me suis couché de bonne heure », j’en conviens. Mais ça sent la bonne journée. Elle était bleue, vaguement assortie à mon costume. La cravate, pas la journée. Avec des petites étoiles qui auraient fait le buzz sur Instagram, n’en doutons point. J’ai préféré éviter. On se comprend…

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Oui, parce que j’ai mis aussi un costume. En même temps, une cravate sans costume, hein… C’est peut-être un détail pour vous, le costume. Mais pour un vigneron en général (hors Bordeaux, ah, ah, ah), ce n’est pas courant. Et pour moi, c’est, comment dire, pour le moins inhabituel. Pas que je sois contre. Mais, alors même que je la nouais, l’évident symbole de cet acte pourtant simple me terrassait : la cravate contenait symboliquement toute ma vie d’avant, d’avant de changer, d’avant de vivre les pieds dans la terre plutôt que sur l’asphalte. La remettre était difficile, presque aussi difficile que doit l’être pour un transsexuel d’enfiler ses vêtements « d’avant ». Bon, je dis ça, je dis rien… J’adore cette expression. Et je la déteste en même temps.

7h30, le chemin de croix commence et je ne peux m’en plaindre, je le savais : les étapes, aujourd’hui – celles qui me rappelleraient ma vie «d’avant» justement – allaient être nombreuses. Je sais, c’est comme ça, je dois l’accepter, toute ma vie d’aujourd’hui porte et portera toujours les stigmates de mes «vies d’avant». Je ne suis pas simplement « vigneron ». Je suis celui-qui-fut-sommelier-restaurateur-journaliste, PUIS vigneron. Et là, bien sûr, à Limoges, tous ces jeunes maitres d’hôtel, en tout cas les plus futés d’entre eux, allaient rajouter à la liste « maitre-d’hôtel », « deux fois gagnant de la coupe Georges-Baptiste »…

Comme s’il y avait les bons vignerons, les « de souche » et les autres. Vous savez, les  imposteurs»…  Un peu imposteur, toujours, avouez le, les néo-vignerons… Toujours un léger doute qui plane, quoique l’on fasse. Un peu comme les juifs noirs. Oh, je ne vous parle pas des Lembas, cette étrange ethnie sud-africaine qui parle bantou mais pratique des rites judaïques et dont tout le monde se fout un peu en se demandant comment cela a bien pu arriver… Mais des juifs vraiment noirs de chez noir qui, bien que pas les derniers à tenter de respecter les 613 commandements religieux de YHWH (et non LVMH…), sont toujours obligés de se justifier en entrant à la synagogue. En même temps, hein, Sépharade ou Ashquénaze le million de juifs camerounais ? Ça fait sourire…  Si vous aimez l’humour juif, sinon, je ne peux rien pour vous. L’humour tout court, d’ailleurs.

Restons sérieux et comme l’a chanté l’ami Georges dans sas  supplique pour être enterré à la plage de Sète, pitié, sur ma tombe, ne marquez que «Vigneron». Je vais travailler à mon épitaphe, tiens, bonne idée. On peut mettre l’adresse de la boutique en ligne du domaine, sur sa pierre tombale ? Ca se discuterait. Mais pas avec n’importe qui, hein. J’espère que vous vous marrez. Je pense en particulier à certains de mes lecteurs…

Soyons clair, je ne renie rien, bien sûr, car tout me sert (sans ces vies antérieures, pas de blog, évidemment), mais Vigneron c’est ce que je suis aujourd’hui. Enfin, non, justement, pas aujourd’hui. Aujourd’hui, je ne suis personne et je vais m’en rendre compte dans la douleur.

Café de bienvenue. Tout le monde se connaît. Je ne connais… personne. Ah, enfin, oui, le président. Ça fait un. Il y a là des professeurs d’école hôtelière, des maitres d’hôtel de grande maison, 7 MOF (Meilleur Ouvrier de France) des arts de la table. Heureusement que j’ai mis une cravate, parce que sinon, le le concept de «bête curieuse» m’aurait vite sauté aux yeux… On me regarde, on s’interroge. Normal, c’est une petite communauté, assez fermée.

Allez, on s’installe, ça commence. Le timing est serré. En face de moi, co-juré, un excellent caviste local, éveillé et bienveillant. Connaisseur aussi, puisqu’il vend du Clos des Fées dans sa cave. On a une vingtaine de minutes pour préparer l’épreuve. On va s’entendre, et bien !

Premier candidat, qui est une candidate : «Mademoiselle, bonjour. Je suis en visite à Limoges où mon vieil ami, ici présent, m’invite à diner en souvenir du bon vieux temps. Tous deux grands amateurs de vins, je suis un peu las de ne boire à Limoges que des « grands vins » de Bordeaux (pléonasme, clin d’œil). Auriez-vous une idée pour le convaincre qu’on fait du vin ailleurs aussi en France (du bon, à défaut de grand, difficile, on le sait, à faire en dehors d’une petite partie du Médoc) ? Vous devrez s’il vous plait nous faire ensuite une analyse sensorielle de ce vin, puis nous proposer un plat pour l’accompagner. Vous avez dix minutes ».

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Pas trop le choix, gamin, le vin est connu, c’est un Clos des Fées 2015. On le sait depuis un moment et les impétrants ont eu six mois pour préparer leur présentation. Deux d’entre eux m’ont d’ailleurs croisé en dégustation. Le site internet du domaine est riche et j’ai conseillé à tous d’écouter l’excellente émission de France Inter disponible en podcast sur la page française de notre site Oouaib. En haut, à droite. Elle date un peu, mais il y a l’essentiel du pourquoi et du comment. Merci Marie-Pierre Planchon. Afin qu’il n’y ait pas de candidats plus égaux que d’autres, comme dirait Coluche, j’ai envoyé à chacun d’entre eux, qu’ils soient clients ou pas, une bouteille de ce vin il y a deux semaines. Et oui, c’est tout moi, ça, les mains percées disait ma mère. Je m’attends donc à de grandes difficultés pour les départager. On démarre.

Comment dire… Et bien cette journée fut salutaire. Je ne vais pas retourner le couteau dans la plaie, mais disons que voir situer le Clos des Fées au nord de Montpellier ou apprendre que je cultive du Tannat me remue un peu. Comme de voir qu’un candidat sur deux pense que le Grenache est féminin :  LA grenache ? Allo, tu fais la finale de Georges Baptiste et tu ne connais pas le sexe du Grenache, Allo, quoi ! Erreur commune, certes. Mais à ce niveau, quand même. A l’évidence, le vin n’est plus ou presque enseigné dans les écoles hôtelières, hors mention sommellerie. On a d’autre chats à fouetter vue que l’enseignement technique est toujours la voie royale de ceux qui échouent. Je sais, je l’ai fait, au grand désespoir de ma mère et de toutes ou presque les mères du monde… Le vin intéresse peu les chefs de rang et les maîtres d’hôtel. Dans les restaurants étoilés, la sommellerie a pris le pouvoir et, devant l’interrogation d’un client, on ne cherche plus dans son esprit, son passé, son cœur, on appelle le sommelier. Ailleurs, là où il n’y en a pas, dans 99 % des restaurants français, le client ne demande la plupart du temps pas au personnel de salle d’expliquer une carte de vin qui ne procure, souvent, au niveau émotion que la colère ou l’indignation, devant certains coefficients de vente.

Hormis deux candidats, un jeune homme et une jeune femme, qui arriveront deuxième et première le soir et qui ont un excellent niveau, la plupart ne connaissent du vin que quelques bases, très théoriques. Bon, c’est déjà bien. Mais il y a désormais, c’est clair, un fossé énorme entre la salle et la sommellerie et ce n’est pas bien.

Dans le train, en rentrant – 40 minutes de retard, vous êtes chanceux car écrire prend du temps, croyez moi – je prends conscience qu’en même temps,  les vignerons ne font vraiment RIEN pour changer cela, il faut bien l’avouer; moi en premier. Aucune pédagogie vers le service de salle, pas de master-class, pas de vidéo, tiens. Il faudrait une sorte de « Tex » du vin, un parcours pédagogique amusant et bien fait, qui transmette de la connaissance sur le vin par et pour les professionnels, vers ces passeurs qui versent pourtant nos vins dans vos verres dans la grande majorité des cas. Une initiative collective ? J’y crois peu, le vigneron est trop individualiste. Mais pour le Domaine, j’avoue que je suis tenté. Je ne suis pas bon en vidéo, bien sûr. Mais je pourrais peut-être faire un effort. L’idée est là, ce voyage n’aura pas été vain. Y’a qu’a, faut qu’on….

Revenons à nos candidats. Deux ont talent et amour du vin. Deux autres sont d’un bon niveau, vraiment, et la rencontre d’un sommelier passionné aiderait à les faire basculer de bon côté de la force. De l’autre coté, deux sont perdus pour le vin, ils ne s’y intéresseront sans doute jamais. Les quatre derniers, pour l’instant, sont au purgatoire : il leur faudrait une rencontre avec une grande bouteille pour réveiller une étincelle. Et un travail sur les bases.

Bon, en remplissant mes feuilles de notation , je suis heureux. Je compile toutes les propositions et j’arrive à quelque chose, des fois qu’on me demanderait un corrigé :  «Le Clos des Fées 2015 est un vin rouge, sombre, opaque, à la couleur presque noire. On distingue des reflets violines sur les bords du disque, marque d’une insolente jeunesse. La viscosité est importante, les larmes, fortement colorées, se rétractent lentement sur les bords du verre laissant présager richesse alcoolique et présence de glycérol. Premier nez discret, sur le fruit rouge et noir. A l’aération, on distingue la mûre, la framboise, la myrtille (cueillies sur l’arbuste, une chaude matinée d’été, dans un sous-bois de montagne, il y a des poètes…), la gelée de cassis, le tout évoque une confiture de fruits rouges mijotant doucement au coin du feu. L’attaque est onctueuse, grasse, puissante, souple, sphérique, soyeuse. Le milieu de bouche est ferme, compact, affirmé, massif. La finale surprend par sa fraîcheur, la qualité de texture de ses tannins souples mais virils, la bouche, très longue, reste fraîche, sur la cerise noire fraîche, les bigarreaux bien mûrs, le cacao finement torréfié, le fruit mûr mais frais et donne envie d’une autre gorgée. Touches de vanille, magnifiques amers qui évoquent l’amarena artisanale, les épices, le clou de girofle. C’est rond, doux, accueillant, agréable. Quel vin !». Les deux derniers mots sont de moi, je l’avoue. On peut rigoler ? Merci.

I agree my friends. Bon, et on mange quoi ?

Demain…

3 commentaires

  • Carole
    28/03/2019 at 9:27 am

    Merci pour l’humour ET la poésie !!

  • Geveaux
    29/03/2019 at 1:11 pm

    Tout est dit et bien écrit, j’ai adoré ce billet, merci l’artiste !

  • Mike
    29/03/2019 at 4:03 pm

    Merci pour ce beau poste. Le souci doit être universelle car Swiss Wine Promotion, l’organisme Suisse pour la promotion du vin à créé un « Campus » afin de former les amateurs et pros à mieux connaitre les vins Suisse. https://www.swisswine-campus.ch. J’ai trouvé en tant qu’amateur la démarche intéressante.

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