Vendanges 2019 * Jour J-2 * Changer de logiciel

En 2008, l’entreprise israélienne Better Place proposait une idée géniale : des stations d’échange de batteries électrique amovibles à la place de stations essence. En trois minutes, un robot remplaçait la batterie vide par une pleine, et on repartait. Sur le papier, l’idée m’avait paru vraiment innovante ! Parce que pour l’instant, on vend des voitures électriques avec l’impression que personne ne se soucie de la recharge..

Bon, mon avis sur la question n’a pas grande importance, d’autant plus désormais que la société a disparu –les constructeurs n’ont pas suivi, sauf Renault qui lâchera l’entreprise après quelques années – mais cette semaine, c’est celle où je dois changer de logiciel interne.

Avoir une technologie de ce genre à portée m’aurait bien intéressé.

Je me couche dans une ambiance rassurante et confortable.

On m’ouvre la tête.

On enlève toute la partie de mon cerveau qui tout au long de l’année organise, gère, calcule, fait en sorte que le domaine fonctionne, les tracteurs roulent, que les vignes poussent sans maladies, que les vins soient en bouteilles, disponibles, etc.

On charge à la place la partie créative, inspirée, poétique, seule à même de me permettre de prendre les bonnes décisions pendant les vendanges et les vinifications.

Et voilà, je ressors et m’en vais gambader dans les vignes et entre les cuves !

Bon, on y est pas encore, alors, je le fais à l’ancienne.

Je tente vraiment de me déconnecter de ma partie logique, de mon mental, pour faire parler ma part artistique, ouvrir mon cœur pour ressentir, libre, décider bien souvent sans ne rien pouvoir expliquer. Retrouver l’enfant en moi, celui qui à sept ou à dix ans, croyait tout possible, pensait que demain c’était jamais, faisait d’un morceau de bois son Excalibur, de deux figues partagées un serment d’amitié à la vie à la mort, taillait des lances pierres dans des branches d’un arbre mort, partait en vélo le nez au vent, un large sourire aux lèvres, parfait personnage de Sempé.

La chose n’est pas si simple. Mais c’est cette double personnalité, de ce Dr Jekyll organisateur et de ce M. Hyde rêveur et poète, qui explique peut-être la naissance des vins d’émotion chez tous les vignerons du monde.

Aujourd’hui, je l’avoue, la chose est sans doute plus simple qu’aux début du Domaine. Une équipe m’entoure, me protège. De la fatigue physique, surtout, l’ennemie numéro 1 du vigneron, qui l’empêche trop souvent de pouvoir correctement assumer, jouer son rôle de créateur. Mais aussi des papiers, de l’administration, l’autre démon poilu et puant qui nous bouffe énergie, temps, nous fait à tout moment ressentir la peur d’être dans l’illégalité sans même le savoir, parce que la Loi a de nouveau changé et que «nul n’est sensé ignorer la Loi… » Faire ce métier seul, en revanche, c’est la pire idée du monde, croyez moi.

Il me reste une semaine pour mettre de l’ordre dans ma vie, finir les dossiers en cours, puis je m’éloignerai du gratte papier, du gestionnaire, endosserai un costume plus coloré, fait d’abeille et de clown farceur, de jean infâmes et de polos troués, toujours prêt à asperger son vis à vis d’un jet de fleur arroseuse.

Enfin… Commencer mes longues balades solitaires de parcelle en parcelle, mes analyses de pépin crachant d’infâmes purées de peaux sur des cailloux blancs, me gaver de grains comme les merles le font en ce moment sur les vignes et l’accepter, trouver des musiques inspirantes entre deux parcelles, se dandiner en conduisant ou chanter à tue tête, organiser soigneusement des arrivées inopinées au chai en tentant d’imiter Louis Jouvet dans Knock, faire des scènes à la Raimu pour un tuyau mal nettoyé, retrouver, aimer, protéger cet enfant en moi si heureux de faire du vin, croyant dur comme fer qu’il peut encore faire moins et de là faire mieux, certain que les fées, toujours, volettent à ses côtés.