La place du vigneron…


Cela fait plusieurs jours que je remets l’écriture de ce blog. De retour de Bordeaux, sous la pluie, dimanche soir, après en avoir à nouveau parlé avec des amis vignerons producteurs dans les Premières Côtes, je me dis qu’il est temps de tenter de l’écrire.

L’histoire a commencé à Bruxelles, il y a trois semaines où, lors d’un dîner fort bon, fort arrosé et fort animé, nous en vîmes à nous poser la question, entre vignerons et cavistes, de « où était la place du vigneron » aujourd’hui. Je vous passe les détails, les débats enflamés, les arguments plus ou moins fallacieux de part et d’autre, pour en venir à l’essentiel, un débat qui se résume en une phrase ou presque : où doit être le vigneron en cette veille de Noël ? Dans ses vignes ou sur la route, à vendre ?

Pour certains, les vignes sont et doivent impérativement rester le centre du métier de vigneron. Il ne devrait pratiquement quitter ces dernières que pour filer dans sa cave, faire son vin et recevoir, très épisodiquement, quelques clients particuliers. Il délègue donc sa commercialisation à d’autres.

Pour d’autres, le métier est aujourd’hui ailleurs. Certes, le vigneron doit s’occuper amoureusement de ses vignes et de ses vins, mais il doit aussi faire bien d’autres choses, en particulier vendre et communiquer. Peut-on tout faire tout seul ? Sans doute, à condition de se limiter à quelques milliers de pieds, à une vie de labeur et une relative pauvreté. Pas vraiment si l’on gère, crée ou développe une entreprise. Il faut alors déléguer la culture et s’éloigner de la vie dans les champs…

Je ne sais pas pourquoi, mais cette conversation m’a tourné dans la tête pendant plusieurs jours, plusieurs semaines même, revenant à la surface lors d’autres discussions, avec d’autres amis.

Pour moi, le problème ne se pose pas, vous l’imaginez sans doute et je serais idiot de le nier. Je n’aurais pu vraiment cultiver ma vigne que deux ans… Aujourd’hui, en toute honnêteté, si j’arrive à tailler un hectare cette année, ce sera un miracle. Les paperasses (infinies…), la gestion quotidienne, les finances, les achats, les ventes, le personnel, les expéditions, les relances, les dégustations, les voyages, les décisions pour aujourd’hui, demain, après demain et, bien sûr, ce blog, tout cela m’éloigne de ce qui est pourtant le cœur de mon métier. Dans leur voix, j’ai bien senti, chez certains d’entre eux en tout cas, une forme de reproche ou, pour le moins, de jugement. Pour eux, je n’allais pas souffrir, dans le froid, comme eux, un sécateur à la main. À peine dissimulé, dans leurs commentaires se lovait un reproche : méritais-je vraiment encore mon nom de « vigneron » ? En écrivant ces lignes, je me rends compte que c’est peut-être pour cela que j’ai repensé si souvent à cette conversation.

Pourtant, que serait mon vin, mon millésime 2005, que j’aime tant, sans moi ? Pourrais-je déléguer ces centaines, voire ces milliers de décisions que j’ai prises tout au long de l’année ? N’est-ce pas moi qui l’ai conçu, l’ai voulu, l’ai construit, l’ai poli, l’ai risqué, ce satané Clos des Fées ? Certes, je l’ai moins « touché » physiquement que d’habitude. Et, c’est vrai, sans doute ai-je moins souffert, lors de sa naissance, que certains de mes confrères. Mais, en prenant du recul, en cherchant en moi de nouvelles idées et de nouvelles pistes, en discutant avec des centaines et des centaines d’amateurs, du plus passionné ou plus hostile, peut-être aussi l’ai-je fait grandir, évoluer, changer et surtout rendu meilleur, bien plus que je ne l’aurais fait en restant, solitaire, dans mes vignes. Et en allant le défendre, avec toute la passion dont je suis capable, n’ai-je pas aussi permis à l’entreprise de récupérer la valeur ajoutée qui me permettra peut-être, l’année prochaine, de faire encore plus beau, encore plus brillant, encore plus pur ?

Au fil de mes réflexions solitaires, hier soir, sous la pluie, dans ma voiture, je pensais que peut-être, en fait, imperceptiblement, le métier de vigneron s’était, qu’on le veuille ou non, « déplacé ».

Oh, pas comme une vertèbre ou un muscle qui, d’un seul coup, vous cloue au lit. Non, plutôt comme un tout petit décalage, imperceptible, suite à une mauvaise habitude ou une mauvaise position, qui, peu à peu, vous déséquilibre, vous désaxe, vous voûte, vous tord, vous change. Oui, en vérité, que je l’approuve ou non, je crois que le métier de vigneron n’est plus seulement à la vigne, sauf peut-être pour quelques cultivateurs de fruits, purs et durs, qui, je l’espère, sauront mettre leur destin entre de bonnes mains. Pour les autres, ceux qui n’ont pas su quitter de temps en temps leurs vignes, par paresse ou par habitude, sans trop se poser de question, ceux-là sont en train de disparaître (dans l’indifférence générale, ayons le courage de l’avouer). Ils n’ont pas vu le consommateur changer. Le commerce changer. Leur village s’ouvrir sur le monde. Ils ne le comprennent pas d’ailleurs, ce monde d’aujourd’hui, ce vin d’aujourd’hui, ce goût d’aujourd’hui… Peut-on vraiment le leur reprocher ? Que ceux qui, à leur place, pensent qu’ils auraient fait mieux, leur jettent la première pierre.

En relisant ce billet, je le trouve aigre-doux… Mais bon, c’est un blog, et il reflète mes états d’âme. Alors, pas de tricherie.

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