Des crevettes à en crever…


9,90 €.

C’est le prix de la barquette de crevettes roses, UN KILO, s’il vous plait, origine Brésil, aujourd’hui chez Champion.

Enfin, je crois, parce que j’ai écouté ça à la radio, il y a quelques heures et que cela m’a frappé. Parce qu’attention, pour ce prix là, Madame ou Monsieur, je vous en remets, non pas 100 g, non pas 200 g, non pas 300 g, non pas 400 g, mais bien 500 GRAMMES de plus. Gratuit, free, gratos. Non vous ne rêvez pas, pour vous et pour vous seulement, juste aujourd’hui, pile en ce moment, dans votre Champion, là, juste à côté de chez vous… Vite, vite, courez… Je me revois, à 10 ans, à la foire de Marseille, ébahi devant un bonimenteur habile vendant des épluches patates ou des set de boîtes tournantes…

Ouah, génial, des crevettes à ce prix-là, on va « s’en fourrer, fourrer jusque là », comme le chantait le génial Offenbach ! Et quand on s’en sera bourré jusqu’à en crever (parce 1,5 kg de crevettes, en famille, on a intérêt à être nombreux ou vraiment fan..), avec du pain, du beurre et du citron, quand on aura les doigts imprégnés jusqu’au moindre recoin d’une superbe odeur de crustacé, on balancera le reste à la poubelle, le lendemain ou le surlendemain (les crevettes, faut faire gaffe à la conservation), sans aucun remord, sans se retourner. Et l’on sera écœuré pour longtemps des crevettes roses. On n’en rêvera plus. Le désir de crevettes roses sera mort. On l’enterrera d’ailleurs à côté du « désir de foie gras » ou de « l’envie de saumon fumé », désintégrés en chaleur et en lumière il y a des années…

Où je veux en venir ? Voyez vous, à quelques jours de Noël, je me souviens très précisément de ces réveillons des années 70 où, pour l’enfant que j’étais, élevé dans un milieu modeste, avoir la chance de chiper, sur le plateau d’huîtres traditionnel du 24 au soir, une ou deux crevettes, était un véritable luxe pour moi et un réel sacrifice financier pour mes parents. Cela me procurait un plaisir que je ne saurais décrire. Plaisir de la rareté. Plaisir du choix, cornélien, car c’était, vous l’avez deviné, des crevettes OU autre chose. Plaisir simple, décuplé par la faim et par l’attente, que celui de savourer un aliment en étant conscient de la qualité et de la valeur de ce qu’on mange. Car, bien sûr, elles étaient sauvages, mes belles crevettes, l’élevage n’existant pas à cette époque. Je me souviens encore de la façon dont je m’en léchais les doigts, en savourant chaque morceau, sachant que plusieurs semaines, voire plusieurs mois allaient me séparer d’une éventuelle nouvelle rencontre avec le crustacé aux longues antennes.

Et bien, venons en au fait. Pas au vin blanc le plus adéquat pour se faire un machon à la crevette rose (1). Non, parlons plutôt de la façon dont le commerce d’aujourd’hui est en train de détruire le plaisir du vin, le désir même du vin. Des exemples ? Avec plaisir : Bouteilles d’AOC diverses et variées, et pas des moindres, à 1 euro; Saint-Émilion Grand Cru à 4; Champagne à 10, Soldes : deux caisses achetées, une offerte; Déstockage à – 30, – 40, – 50 %; 2 bouteilles offertes pour 4 achetées; vente à prix coûtant… le monde du vin est englué jusqu’au cou, en ce début de siècle, dans la réalité du marché des « matières premières », du hard-discount, de l’achat du prix et non plus de la qualité, oubliant la valeur d’un plaisir unique, d’un moment de partage, d’une culture centenaire, d’un rite pas forcément bourgeois, d’un sacrifice financier consciemment accepté, d’un échange social, d’un… vous finirez.

Oh, je ne râle pas car la question n’est pas « pourquoi en sommes nous arrivés là », mais bien « comment avons nous fait pour y échapper si longtemps » ?

Á ce moment là de mes réflexions, je pense : comment expliquer à certains vignerons, désespérés je vous l’accorde, que leurs actions récentes (vote d’un « prix» minimum digne de la plus vile des matières premières ; acceptation de l’arrachage de leur terre à un prix honteux, ouverture de cuves et destruction de vin, séquestration d’élus, etc) « cassent » un peu plus, à chaque fois, « l’image du vin » et même le « plaisir du vin », au moins aussi efficacement que ne le fait la distribution moderne ou le plus idiot des alcooliques repentis ? Je n’ai pas de solution. Mais ce soir, l’idée même de me retrouver devant 1 kilo et demi de crevettes d’élevage, même brésiliennes, me donne la nausée. Espérons que je n’éprouverai jamais cette réaction devant une bouteille de vin. Tiens, allez, je vais d’ailleurs aller m’en ouvrir une. Et je vais tacher d’en trouver une bonne !

(1) Si vous insistez, je l’avoue, l’amant parfait de la crevette, c’est pour moi le Gros Plant du Pays Nantais…

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