Voyance


Il fût un temps ou, telle l’hirondelle qui revient faire son nid sous sa tuile préférée, je m’acquittais, sans vraiment me poser de questions, de mon pèlerinage annuel à l’Union des Grands Crus. Puis, peu après Pâques, telle une cloche venue de Rome, il me fallait pondre un article des plus convenus sur le millésime XXXX à Bordeaux et la campagne primeur.

Soyons clairs : soit c’était trop technique, soit c’était trop long, soit c’était trop critique, soit c’était trop polémique, soit c’était pas assez « grand public » : inutile de vous dire que je ne regrette pas cette époque…

En fait, il me semble être entré dans un « état de conscience » différent début 1993. Lors du déjeuner qui suivait la dégustation des St-Emilion et des Pomerol ( il avait fallu lutter pendant 30 minutes pour obtenir le droit de goûter à l’aveugle…), à la question du propriétaire d’un premier grand cru classé de Saint-Émilion qui demandait, pendant le déjeuner, à chaque journalistes ce qu’il pensait de son vin, j’eu l’impudence de dire, devant tout le monde, la vérité toute nue : que ce n’était ni fait, ni à faire. Qu’en l’état, son millésime 92 était honteux et nuirait gravement à la réputation du château. Qu’il ferait mieux de se l’avouer, de faire un bon second vin, pas trop cher, qui se vendrait bien et se boirait vite. Las… Pendant deux ans, suite à la plainte véhémente du propriétaire en question, j’ai été exclu de la dégustation de l’Union, pour m’apprendre que dans la vie en général et à Bordeaux en particulier, toute vérité n’est pas bonne à dire.

Qu’est-il advenu de ce cru fameux? Proposé au marché à vil prix, il ne trouva pas preneur et finit misérablement sa carrière, soldé dans des foires aux vins de bas étage où il fit au moins quelques heureux chez les buveurs d’étiquettes. J’eu en revanche la satisfaction de sortir du lot, cette année-là, deux vins exceptionnels, l’Angélus et Troplong-Mondot, dont les propriétaires avaient vraiment bossé et qui, à force de sélection, de travail, d’efforts, avaient marqué le millésime et sont aujourd’hui toujours délicieux. Dommage que je n’ai pu en acheter, faute de moyen, quelques caisses. Cela m’aurait enrichi au sens propre (ils valent 10 fois leur prix…) et au sens figuré : j’aurais pu en boire avec les gens que j’aime.

La liberté, dans le métier de journaliste, est bel et bien une illusion. Mais bon, je laisse aux à d’autres le soin de refaire le monde pour me replonger un instant dans mon ancien métier afin de réaliser pour vous un EXCEPTIONNEL NUMERO DE VOYANCE !

Et oui, mes amis, tout article sur les primeurs s’apparente à mon sens à un véritable boulot d’oracle, de tireuse de carte, de calculateur d’horoscope. Pourquoi ? Pour trois raisons principales.

La première, c’est que les échantillons présentés n’ont qu’une très faible chance d’être identiques au vin en bouteille. (1) Non pas pour des raisons de fraude, comme beaucoup le pense, mais tout simplement parce que chaque lot peut changer, gustativement parlant, que le propriétaire peut décider jusqu’au dernier moment de faire plus ou moins de premier vin, en fonction de la demande, que l’œnologue, au moment de l’assemblage final, peut estimer le vin meilleur avec un équilibre différent, plus de vin de presse, par exemple. Donc, l’échantillon n’est en somme qu’une sorte de « polaroid », pris à moment « T », qui donne certes une bonne indication mais aucune certitude.

Un bon exemple de cette remarque devrait se vérifier dans quelques jours, lors de la sortie des notes de Bob sur le millésime 2004 (je précise : il sort en général d’abord ses notes sur le millésime antérieur, puis, quelques semaines après, ses notes sur le millésime dont les ventes primeur peuvent alors démarrer). Les vins, après 18 mois d’élevage pour certains, mis en bouteilles pour d’autres, sont de plus en plus proches de leur réalité, et le grand mage que je suis vous annonce d’excellentes notes pour certains vins, très réussis. C’est normal. 2004 est un grand millésime et Bob est un dégustateur honnête : donc, il va, à juste raison, augmenter certaines notes. Bon, je peux me tromper. Mais, prédire, ça coûte rien… Bob, j’espère que tu me lis et que tu te dis : « mais comment fait-il ? » ;-))) Je goûte, mon ami, je goûte… Je sais, je sais, quel dommage que nous ne nous soyons jamais rencontrés… ;-)). Il n’est pas trop tard, tu es le bienvenu à la maison quand tu veux. La viande est moins bonne que chez Henri Bonneau, mon épouse est beaucoup, mais alors beaucoup plus « moderne », mais bon, c’est vraiment sympa quand même ;-))

La deuxième, c’est que chaque millésime est différent. Ouah, Bizeul, c’est un génie, il découvre de ces trucs ! Moquez vous, moquez vous ;-). Ce que je veux dire, c’est que chaque millésime évolue différemment et il est donc vraiment très difficile de faire des prévisions s’il l’on ne connaît pas l’analyse du vin goûté et, comment dire, son histoire : comment étaient les raisins, comment était le vin à l’écoulage, comment et quand il a fait ses malo, etc… ça, le journaliste l’ignore : aucun d’entre eux n’a même les moyens de suivre un seul cru. Sauf peut-être JM Quarin qui est toujours sur place à farfouiner dans les chais :-)). Donc, cette année, par exemple est, si l’on peut dire, typiquement méditerranéenne à Bordeaux sur le plan climatique : hiver froid et humide, peu de pluie, nuits froides, soleil dans la journée, vents chauds l’été, automne long et ensoleillé. Les vins sont très différents de comme d’habitude : très colorés, tannins très importants, beaucoup d’alcool (naturel :-)), fruité intense, malo tardives, pH bas. C’est un peu technique, mais on peut dire simplement que des années comme cela, c’est pas la norme. Et que donc, il aura fallu, pour réussir son vin, pour faire vraiment un vin typique du millésime, changer certaines voire beaucoup de choses dans sa manière de faire. De coup, les journalistes devraient, eux aussi, changer leur « grille » de jugement, ce qui est loin d’être facile, pour ne pas dire hors de portée de la plupart d’entres eux. Pas par mauvaise volonté ni incompétence. Par manque de temps et manque d’expérience.

La troisième et après j’arrête, c’est que ces vins, aucun journaliste ou presque ne les goûtent une fois en bouteille. Enfin, j’exagère, ils peuvent les goûter juste après la mise, encore une fois dans une dégustation organisée par l’Union. Mais ils ne les BOIVENT jamais chez eux (ils n’ont pas les moyens de les acheter) ni bien sûr au restaurant, pour la même raison. Donc, tout le monde y va de sa prédiction (superbe dans 10 ans, génial dans 30…) sans que personne ne songe à vérifier, des années après, ce qu’il en est vraiment. Amusant non ?

De toute façon, comme me disait, lucide, un de mes amis caviste aux USA, « que je les aime ou non, qu’ils soient bons ou non, la demande est tellement forte sur ces 2005 qu’ils sont déjà vendus. Alors, mon avis, tu vois… »

Bon, j’ai encore débordé. Le numéro de voyance, demain.

(1) c’est pour ces raisons et bien d’autres qu’au Clos des Fées, nous effectuons les assemblages définitifs avant toute présentation d’échantillon à la presse ou au commerce. Que j’ai raison ou tort, je peux donc en aucun cas revenir en arrière ni « préparer » un échantillon pour telle ou telle dégustation. De toute façon, je ne saurais pas comment faire.

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