Méditation sous l’olivier
Voilà plusieurs mois que je cherche un moyen d’expliquer le terroir aux américains. Oh, ne riez pas. En visite chez moi, même s’ils font semblant de comprendre, la plupart des amateurs de vin de langue anglaise, une fois remontés dans leur voiture, pensent que toutes ces histoires de terroir, c’est une connerie, une vue de l’esprit de l’indécrottable français, toujours romantique même s’il se croit cartésien. Il n’y a pas que les américains, d’ailleurs, mais aussi les anglais et même les suédois, les hollandais et sans doute bien d’autres…
Cela ne vous aura pas échappé, tout ce petit monde s’exprime en anglais et, voyez vous, dans cette belle langue, le mot « terroir » n’a pas d’équivalent linguistique. Le mot n’existe pas, tout simplement. Alors, c’est sans doute une des raisons de la difficulté à saisir le concept. Et le mieux, lorsqu’on ne comprend pas, c’est de dire que ça n’existe pas, comme ca, vous passez pas pour un imbécile. Certains n’hésitent pas à le faire.
Bon, pour expliquer le terrroir, on peut bien sûr rabacher le trio infernal : sol/exposition/méso-climat. Ils écoutent, l’air intéressé, poli, mais on voit bien que, comme ils ne sont pas dans les vignes toute l’année, au bon air, ils ont du mal à croire qu’il peut pleuvoir ici, sur ce coteau là, dans ce village là, et pas sur celui d’à-coté (c’est la cas aujourd’hui, d’ailleurs, où il pleut à Vingrau et pas à Salses, communes contigües). Ou qu’une petite inclinaison du coteau vers le nord alliée à 100 mètres de hauteur de plus, peuvent retarder les maturités de… deux semaines et donc considérablement changer le profil du vin. De plus, chez moi, ils ont du mal à comprendre pourquoi je parle du « terroir de Vingrau », alors que j’assemble des parcelles, trop marqués sans doute par la notion de « climat » dans le sens bourguignon du terme, soit le « cru », le fameux « single vineyard » comme l’est par exemple la petite Sibérie.
La semaine dernière, ce sont mes nouveaux amis les oliviers qui m’ont, croyez le ou non, donné une nouvelle façon d’expliquer le terroir. Celle ci m’a semblé si lumineuse, dans le sens qu’elle m’a « éclairé » moi-même en me permettant de mettre des mots sur un simple ressenti, que j’ai décidé de vous la raconter. J’espère qu’elle vous parlera.
Ainsi donc, il y a dix jours, je commence la récolte des olives de la variété « Picholine » en vue de leur transformation en olives de table. Au moment du calibrage, le responsable des apports me dit en substance : « Et, dites moi, monsieur Bizeul, dans vos cagettes, vos olives, ce ne sont pas que des Picholines. Il y a d’autres variétés, sans doute des « pollinisatrices », plantées pour favoriser la floraison des autres variétés. Mais comme vous êtes un bleu bite dans les olilves, vous ramassez n’importe quoi. Ah, Ah, Ah…» Et de me montrer des olives plus grosses, d’autres plus pointues, d’autres plus rondes, d’un air goguenard.
Bon, me dis-je, l’on ne m’y reprendra plus. Un peu vexé, je retourne me balader dans les oliviers et, sans pour autant parcourir les… 44 km de courbes de niveau, je marche deux ou trois heures en essayant de comprendre. Je repère bien quelques arbres pollinisateurs, aux olives en forme de petites pommes d’amour ou aux minuscules olives qui ressemblent à des grains de café. Mais pour le reste, tous les autres arbres se ressemblent alors qu’effectivement, en fonction du stade de maturité, de la charge, de la situation de l’arbre, les olives me semblent parfois différentes. Comme on dit, j’en perds mon latin…
J’appelle donc à l’aide la technicienne de la chambre d’agriculture. Est-il possible que ces milliers de picholiniers n’en soient pas ? Et si oui, quelle variété peut-elle ainsi leur ressembler ? Trois jours plus tard, au premier coup d’œil, à son sourire, me voilà rassuré. Ce sont bien tous des picholiniers. Ils sont en pleine forme et, sur mes terroirs pauvres, caillouteux et inondés de soleil, ils sont en train de « tourner » avec un mois d’avance. De plus, irrigués et bichonnés, les olives sont magnifiques, sanitairement parfaites, ce qui est apparemment exceptionnel cette année. Ouf. Me voilà soulagé. Je ne suis pas totalement idiot
« N’en voulez pas à G., me dit la technicienne. Cela peut arriver même à des spécialistes ». Et de me raconter une expérience vécue pas plus tard que la semaine dernière, lors d’une réunion de techniciens « olives » de tout le Languedoc-Roussillon. Devant un beau picholinier quelques part dans le Gard, un technicien s’exclame, lyrique :
– « chez nous (je ne sais plus où, j’ai pas noté…), les picholines, elle sont un plus pointues et plus allongées, plus « banane ». Il doit y avoir plusieurs génotypes. ».
– Que nenni, lui répond une autre distinguée chercheuse, nous avons comparé tout cela, tous les picholiniers du coin sont les mêmes. Ce qui change, c’est le « phénotype ». L’arbre est le même, mais influencé par son lieu de vie : son passé depuis la plantation, la façon dont il est cultivé, les conditions climatiques, la fertilité ou la pauvreté de son sol, etc. Et en fonction de tout cela, la forme des olives peut légèrement changer.
Tilt.
Je me dis, mais oui mais c’est bien sûr ! Le Phénotype. Le mot qui manquait à mon vocabulaire !
Tu prends deux vrais jumeaux. Tu les sépares à la naissance, un dans une famille de bûcherons ukrainiens, l’autre dans chez un couple de retraités obèses à Miami. À vingt ans, ils se ressembleront sans aucun doute mais tous deux auront été influencés, et pas qu’un peu (surtout à Miami… ;-), par le « terroir » où ils auront grandi.
Un joli clone de Syrah, planté au bord de la rivière dans la plaine du Roussillon, au bord de la rivière en Afrique du Sud ou au bord de la highway dans la Nappa, pas beaucoup de différence. Bon vin, peut-être, mais peu de personnalité si ce n’est « variétale ». Mais la même syrah, planté au sommet de l’Hermitage, granitique et sableux, ou sur le petit penchant caillouteux plein ouest derrière chez moi, argileux à mort et plein de cailloux, protégé du soleil par la montagne, rien à voir.
Et voilà aussi pourquoi on parle sans doute, souvent empiriquement, de « petits » et de « grands » terroirs. Un petit terroir influence peu. Un grand terroir influence beaucoup. La vigne qui est plantée dessus, peut même, à l’extrême, voir son « phénotype » totalement bouleversé, tant par le sol, l’exposition, le matériel végétal d’origine, la façon dont elle a été plantée et la façon dont elle est cultivée au quotidien. Et, en extrapolant, un grand vigneron est quelqu’un qui comprend les potentialités de changement et encourage son « phénotype » à se différencier le plus possible de celui de ses copains…
Voilà aussi sans doute pourquoi, quand on vit dans un continent comme l’Australie ou dans les grandes plaines de l’Ouest américain, ou il y a très peu, voire pas du tout, de diversité de sol ou de climat (et donc de phénotype…), on a un peu de mal à comprendre ce qui est si évident chez nous.
Conclusion : où l’on apprend que mettre une olive dans sa besace peut contribuer à « l’éveil » du vigneron ;-)))