De l’eugénisme dans les vins ou la naissance de «Modeste»


Ce billet me trotte dans la tête depuis longtemps. Mais voilà, il refusait de sortir. Allez savoir pourquoi. Du coup, il s’enrichit, peu à peu, ou se dépouille, aussi, de ce qui ne lui était pas utile…

Tout ça, c’est un peu la faute de «Modeste». Modeste, c’est notre nouvelle cuvée. Je viens de terminer l’assemblage du 2013. Le 2012, lancé d’une manière confidentielle, s’est littéralement arraché. Sans doute le plus «succesful» des lancements de cuvées dans l’histoire du domaine. Pourtant, à sa naissance, personne n’aurait misé un kopeck sur ce vin.

Je vais vous en conter la véritable histoire…

L’année dernière, un de nos clients nous dit qu’il aimerait bien avoir une cuvée pour lui tout seul. Peu importe le client et le pays, cela n’ajoute rien au sel de l’histoire. Me voilà devant quelques lots de vins disponibles, en train d’assembler, pipette à la main, de quoi le satisfaire. Oh, que voilà une assemblage séduisant, bien que classique. Ah, voilà, une chose plus tendue, qui pourrait attirer l’attention. Et, là, dans cette cuve ? Une bien étrange chose dont je ne me souvenais pas être le géniteur. En fait, cette petite cuve était en quelque sorte le fruit du hasard… En fin de journée, il nous arrive de rentrer un peu plus de raisin qu’une cuve ne pourrait en contenir, nous obligeant, afin d’éviter le débordement dû à la poussée du chapeau par le gaz carbonique, à tirer un peu de jus. Et donc, chaque année, une petite cuve, dans un coin reçoit un peu de tout, dans une sorte de «tutti frutti» qui n’attire pas vraiment l’attention et fait en quelque sorte sa vie. Ce jour, là, étrangement, et bien ce vin m’attira. Léger (c’est un euphémisme puisque en quelque sorte vinifié en phase liquide, sans couleur, sans tanin, sans beaucoup de chose, en fait), il avait en revanche, comment dire… un charme fou. Un petit quelque chose qui m’évoquait une «Pialade» d’Emmanuel Reynaud, pour ceux qui ont la chance d’avoir accès à ce vin, un beau dimanche de printemps, à une table d’ami au soleil…

Je me souvins alors d’une émission de télé, dont j’avais happé quelques extraits quelques mois auparavant, sur les dangers de l’eugénisme permis par les progrès de la médecine et de la génétique. Un contrôle de sexe sur le foetus ? Voilà des filles condamnées à ne jamais naitre en Inde ou en Chine. Un contrôle de maladie ou de petite déformation ? Voilà encore des enfants condamnés pour un handicap physique – non pas très lourd, ce que tout le monde peut comprendre – mais un minuscule, en fait de plus en plus léger. Pourtant, qui ne connait un ami ayant un léger handicap physique et reste pourtant un ami brillant ? Et qui n’a apprécié un morceau de Michel Petrucciani… Au final, avec les progrès du décodage du génome, des médecins mettaient en garde sur un eugénisme rampant terrifiant à la recherche d’une perfection «génomique »»… Pas conforme à la norme, au «désir» ? Eliminé…

Bizarre de rapprocher cela du vin ? Certes. Mais ce vin en quelque sorte «anormal» me fit prendre conscience de choses que j’avais observées bien avant. Tout s’emboitait. Les vignerons qui normaient leur vins pour Parker. Ceux qui normaient leur vins pour l’INAO. Pour les concours et les médailles. Pour la grande distribution. Pour les souhaits ou les règles de leur oenologue ou de leur laboratoire. Pour la mode du clair ou du foncé. Pour une date de mise en marché (rosés, beaujolais primeurs). Sans parler d’une norme «auto infligée» peut-être encore pire, chose que la présentation de ces trois échantillons au client illustra à merveille.

Devant les trois vins, celui-ci dit, en substance :  » bon, bon, euh…». Il était perdu, tout comme je l’avais été, devant ce qui allait devenir «Modeste». Je vous la fais courte : « Les deux premiers sont très bons, dans un genre «classique». Mais le troisième, j’adore ! Vraiment différent. Mais… mes commerciaux n’en voudront pas » Fichtre !  Et bien tentons l’expérience auprès des commerciaux. Quelques jours plus tard : « ah, ça, ça sort de l’ordinaire, dirent les commerciaux. On adore, on en veut, mais nos clients cavistes ou restaurateurs n’en voudront pas ». Ah. Diantre, peut-on en envoyer un petit échantillon à cinq ou six clients triés sur le volet. Réponse, vous l’avez devinez, des quelques cavistes ßtesteurs : «on en voudrait pour nous, à titre personnel, mais nos clients n’en voudront pas». Morbleu… Clairement, l’auto normalisation marchait à fond…

Au final, le client ne prit aucun des trois vins, pour d’autres raisons, là n’est pas, n’est plus, le sujet. Malgré de robustes oppositions au sein même du domaine, je décidais pourtant de donner une chance à ce vin apparemment mal né, ce «vilain petit canard» dont personne ne voulait, lui trouvant un nom, lui concevant et lui faisant dessiner une étiquette rien que pour lui, lui donnant une bouteille, un bouchon, un carton, une chance.

Bon, il faut que je vous le dise (sans vous le dire vraiment, désolé…), Modeste est un peu plus complexe à faire que de simplement tirer du jus et le mettre à fermenter. Il y a certaines choses que nous avons comprises, que nous avons réussi à améliorer encore aux vendanges 2013. Mes collègues ne m’en voudront pas, je l’espère, de garder quelques «tours de main» pour moi…

Depuis, Modeste a commencé sa vie, et bien, merci. Sur les chapeaux de roues, en vérité. D’abord à la paulée du Clos des Fées, en test, où il en a surpris, puis réjouit, plus d’un. Tout en étant franchement détesté par d’autres, avouons le. On ne peut pas plaire à tout le monde quand on refuse la norme. Le beau temps est arrivé. Il a su, à Vinisud, se présenter comme il doit l’être : servi très frais comme un rosé, ce rosé qu’il démode franchement, d’après certains. Un succès vraiment stupéfiant et des ventes qui décollent en flèche. Clairement, nous allons en manquer. Puis au diner d’Arles, à la maison de Bournissac, où, sur des rougets sublimes, il a su enfin pourquoi il était né : pour accompagner le rouget de roche. Et dans quelques semaines, il va trouver sa place, j’en suis sûr, dans quelques restaurants de plage du Roussillon et d’ailleurs où il va bouleverser quelques idées préconçues, étant une vraie solution au vin rouge de bord de mer.

Je pourrais vous raconter bien d’autres anecdotes, déjà, sur ce sacré Modeste. Celui qui se rappelle le vin de son grand père. Celui qui boit enfin du «vin boisson» et retrouve les grandes lampées de vin à 12.5°. Celle qui avoue enfin son envie dévorante de vin léger. Celui qui parle de finesse. Où cet autre, de vin « jambon beurre ». Tout est possible, tout est permis, là où la norme ne pèse plus de sa chape de plomb.

Tous les vins ont le droit de vivre. Content et fier d’avoir fait naitre celui là.

P.S. : merci à Aby, fidèle graphiste qui a fait cette illustration sur commande sans jamais s’énerver de nos modifications. Merci à Vincent et ses bonnes idées qui mêlées aux miennes ont fait une bien amusante étiquette.

13 commentaires

  • serres
    11/03/2014 at 6:48 pm

    J’en ai ouvert une dimanche suite à la météo clémente, tout le monde a apprécié, j’essaierai la prochaine plus fraiche sur un BBq, car il devrait convenir parfaitement aux grillades.

    • Thierry Thomas
      26/08/2017 at 3:09 pm

      Curieux de goûter ce que cachait ce « Modeste », c’est fait servi à 12/14°C, belle surprise par la robe légère, un vin digeste au corps élancé juteux, beau milieu de bouche, soyeux aux notes de fruits rouges fins et précis, plus Bourguignon que Catalan dans le style.
      Bref un vin de soif pour l’été qui appelle le second verre…bien vinifié, merci !

  • Renault-Mihara
    13/03/2014 at 2:35 am

    modeste, un vin de ohanami ?

  • Bourgogne Live
    13/03/2014 at 9:40 pm

    Comme le chante Hugues Aufray : « Dieu que c’est dur d’être modeste » 😉

    http://www.youtube.com/watch?v=r3HQf974Pwk

    François

  • Hervé Bizeul
    13/03/2014 at 10:08 pm

    Ce qu’il est bon d’éviter aussi, c’est la fausse modestie, «l’art d’être loué deux fois », disait Vauvenargues 😉

  • Nicolas de Rouyn
    13/03/2014 at 10:12 pm

    Modeste, Modeste… Ça me rappelle un établissement de la rue de Miromesnil, non ?

  • Antoine
    17/03/2014 at 9:23 am

    Modeste dans l’âme, étonnant au premier abord mais très joli vin, longuement fruité et rafraichissant, dont je commence à manquer moi aussi malheureusement… Et surtout un rapport plaisir/prix exceptionnel.
    Chapeau Hervé pour l’audace (ou l’habileté) de l’avoir placé en dégustation au mois de décembre entre le Clos des Fées et la Petite Sibérie…

  • Jérôme
    21/03/2014 at 10:48 am

    Bonjour,
    Où peut-on acquérir ce breuvage ? Je suis sur Paris (et sur le Net).
    Merci.

    • Hervé Bizeul
      24/03/2014 at 9:33 am

      Pas encore de distributeur ou de caviste sur Paris, désolé

  • Jérôme
    26/03/2014 at 8:10 am

    Merci Monsieur Bizeul.

    Je l’ai trouvé en vente en ligne, annoncé en stock et livrable sous 48h chez Vinatis et Wine and Co.

    Je viens de passer la commande.

  • Mathieu
    01/06/2014 at 1:29 pm

    Bonjour,

    j’ai connu vos vins à Bournissac. C’est fortuitement qu’un restaurant sur Boulogne proposait « Modeste » au verre, un vrai régal ! Bravo !

  • Régis Chaigne
    07/02/2015 at 11:05 pm

    C’est marrant, Hervé, il semble que vous ayez réinventé ce vin que je trouve merveilleux à Bordeaux : le clairet.
    Il suscite les mêmes réactions : personne ne veut le commercialiser, les consommateurs adorent, les journalistes aussi.
    Mais comme il ne représente moins de 1% de la production bordelaise… je ne fais pas de dessin.

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