Vendanges 2022 – Jour 16 – Lost in translation


Vendredi, c’est Paris. Des mois que je ne suis pas allé dans la capitale. Même écouter Charles Trenet et son indémodable «Revoir Paris» ne me sauvera pas. Le matin, vendanges, puis retour à la cave, dégustations, décisions, j’enfile la tenue que j’ai emportée ce matin et je fonce vers le supplice Transavia.

Un mois que je suis en short, en t-shirt immonde et taché, tous ces vieux vêtements que l’on garde d’une vendange à l’autre. Il me tarde qu’il fasse mauvais, que je ressorte mes vieux polo à manches longues que Carrefour m’avait offerts un jour dans le cadre d’une Foire aux Vins «connectée»… C’était la préhistoire d’internet, c’était comme comparer l’allumage du feu avec des cailloux ou avec un briquet piezoelectrique. C’est triste, je n’ai jamais compris la piézoélectricité. Bon, vaguement, l’effet de la pression sur un cristal qui déclenche une étincelle électrique. Mais dans les faits, dans la réalité, celle qui veut, en pédagogie, que «ce que l’on sait, c’est quelque chose qu’on peut apprendre à quelqu’un d’autre», et bien je ne sais pas. On a tous (enfin, pas tous, en vrai, j’en ai souvent causé avec Albert…) des limites à son intelligence et moi, dans ce genre d’article, je les atteins. Je lisais pas plus tard que ce matin qu’on aurait découvert qu’une hormone, la gonadolibérine, permettait aux personnes qui sont atteintes de trisomie 21 de faire des progrès énormes en quelques injections. J’ai pensé bien sûr à une nouvelle stupéfiante, du livre que je vous ai déjà conseillé cette année, la tour de Babylone, mais bien sûr aussi à «Des fleurs pour Algernon», un livre bouleversant sur l’acquisition et la perte de l’intelligence qui, enfant, m’a profondément marqué.

L’intelligence, me voilà directement confronté à elle en ce jeudi soir. J’ai accepté, il y a six mois, de donner une conférence à l’ESSEC pendant la ImaginationWeek qui marque le début de l’année scolaire pour les bachelors. J’ai accepté d’un air distrait, avant de me rendre compte, trop tard, que ce serait devant 500 étudiants.

Aïe.

«Oui, mais toi, tu peux le faire, je ne m’en fais pas». J’avoue, je suis parfois flatté quand, après un poisson d’avril où je m’imagine dans la cuisine de Jeff Bezos ou que je vends une vigne à Vincent Bolloré (Vincent, si tu me lis..) mes amis me disent, quand je leur demande comment ils ont pu marcher, que s’il y a quelqu’un à qui ça peut arriver, c’est… moi. Mais en réalité, raconter, garder l’attention de 500 jeunes, une heure, dans une salle surchauffée, à la rentrée, pas sûr que je puisse. Et en tout cas, c’est un sacré défi personnel.

J’ai un rapport avec les études un peu particulier. J’ai quitté l’école à quinze ans, ne comprenant absolument pas à quoi allait me servir tout ce fatras de «par cœur» que tous les adultes autour de moi avaient oublié dès l’école terminée. Apprendre à apprendre ? L’école ? Laissez moi rire. L’école hôtelière, après une année de limonade sur le Cours Mirabeau, m’a sauvé : la chimie apprenait pourquoi la mayonnaise montait, la physique comment éclairer ou climatiser, les maths la différence entre remise, rabais et ristourne. Enfin le monde réel !

Je dors pendant le vol et me voilà dans le RER A. Le matin : des levers de soleil d’une beauté numineuse*, les amandes, les figues, l’air pur dont on ressent sur la peau le taux d’humidité, les odeurs de thym mouillé par la rosée du matin. L’après midi, le béton, l’asphalte, les paysages de l’ouest de l’ile de France qui défilent. Tiens, encore des maraîchers après Carrières sur Seine.

Je crois que je n’étais jamais allé si loin sur cette ligne, jusqu’à Cergy Préfecture. Je me paume, bien sûr, à la sortie, et au lieu de minutes, j’en passe 15 à marcher sous un soleil de plomb, grognon. Je sais, je vais commencer ma présentation en parlant des Fourberies de Scapin et de son fameux «mais qu’allait-il faire dans cette galère » ?

Je tente de trouver le béton beau. Après tout…

Accueil charmant à l’arrivée, on me calme, me donne de l’eau fraîche. Bien sûr, j’ai oublié à l’hôtel mon chargeur, mon Mac n’est pas fringuant, mon iPhone non plus. Le SSD que j’ai emmené ne fonctionne pas sur le PC de la salle. Le technicien est top, garde son calme, garde pour lui sa moquerie pour les pauvres provinciaux qui bossent sur IOS, me trouve un chargeur, une clé USB, je passe le .key en .PPTS et on me met un micro et une zapette dans la main. La salle est… intimidante.

Un spectacle de stand-up, ça se rode en province. Là, c’est un one-shot et je n’ai pas vraiment eu le temps de préparer et en aucun cas de répéter. Je n’en mène pas large, je l’avoue. j’ai un peu regardé sur le site les intervenants des années précédentes. Comment vous dire, passer après Etienne Klein, entre autre, ça met la pression. Un vigneron doit-il AUSSI faire ce genre de choses ? Mais où s’arrête, bon dieu, la complexité de ce métier ??? Je suis tendu grognon, je crois que ça se voit…

Bon, ça y est, on y est il faut se lancer. Tout le monde est surexcité par une séance photo improvisée qui me bouffe 20 mn de mon intervention. Je vais devoir couper, tout le monde doit être parti à 19h.

Ouf, voilà, c’est fini. Fatigué, pas vraiment concentré, sorti de mon milieu comme un poisson sorti de l’eau, j’aurais pu faire mieux. J’ai parlé de vin (un peu), de passion (beaucoup), d’innovation, de domination sociale chez Pierre Bourdieu et de tout ce qu’ils ont (capital social, culturel, financier, symbolique) et que je n’avais pas mais aussi du Tantra, des chants tibétains, du village global de McLuhan, de l’importance de la réalisation personnelle et surtout, finalement, de relation client, qui est tout pour moi. La recette parfait du gloubi-blouga…

Questions intelligentes, on passe à la dégustation, «innovante» (c’est quand même l’imaginationweek) d’un vin (le Passat-Minor) et un fromage (le Régalis) qui n’existaient pas il y a dix ans. Je les quitte en leur révélant un grand secret sur l’innovation : souvent, elle vient d’un homme qui au lieu de se lamenter sur son sort, sur une soit-disant destinée, sur des impossibles, décide ou est obligé de «transformer un handicap en avantage». Après, on déroule.

On déguste, on aime, on vient me voir. Beaucoup avouent ne rien connaitre au vin mais voudraient apprendre; le blog, c’est déjà pour la génération précédente, je devrais faire un instagram pédagogique. Je sais, mais je ne peux pas sauver le monde (du vin) tout seul. Faudrait qu’on s’y mette à plusieurs. C’est une idée. Tout le monde aime le vin, une jeune fille me dit qu’il y avait une petite Sibérie sur la table familiale, le jour de ses 18 ans. Touché. Je les ai, disent-ils, « captivé ». Alors, ça valait le coup de sortir de ma tanière.

Fini, un étudiant me suit vers le RER, me rend ma veste que j’ai fait tomber. Il est bouleversé, quelque chose s’est passé, au fond de lui, qu’il ne comprend pas. Peut-on vous écrire ? Bien sûr. Peut-être une vocation déclenchée. J’espère qu’il osera.

RER retour, retard, changements. Une heure pour rentrer.

J’avale un truc chinois dans la rue, 22 h, je dors. Rêves étranges où une femme, blonde et douce, pleine de sollicitude, me prend par la main pour cheminer. Nous cheminons, puis elle disparait. Tellement étrange, les rêves. Sans doute parce que j’ai parlé de Jung et de synchronicité.

Allons, mes vignes m’appellent.

*numineuse : dérivé du latin numen, est, selon Rudolf Otto, la puissant agissante de la divinité, le «sentiment de présence absolue d’une présence divine».

3 commentaires

  • Régis
    06/09/2022 at 9:35 am

    Bonjour,
    En vérité, ça me démange depuis déjà plusieurs jours et un petit coup de cafard qui vous a fait douter de l’intérêt de votre blog. Par pitié, n’en doutez pas. Vous lire ainsi le matin en arrivant au bureau – vue imprenable sur la ville de béton de verre et de bitume – me transporte bien plus au sud d’où je vis une grande partie de mon temps.
    Une Sorcière puis, un Modeste m’ont fait vous connaître par votre travail exigeant, appliqué, créatif, généreux. Mais, comme il me semble plus raisonnable de commencer ma journée dans les arômes du café que dans ceux de vos vins, je compense ce plaisir en vous lisant. Vous connaissez sans doute ce merveilleux poème de Baudelaire : « L’invitation au voyage ». C’est là la magie de votre blog. Vous invitez au voyage.
    Merci

    • Hervé Bizeul
      06/09/2022 at 12:11 pm

      merci 😉

  • damien
    06/09/2022 at 10:29 am

    Waouh! sacré journée, cela se ressent que ça à été éprouvant pour vous,mais merci à vous de faire cela pour les jeune générations.
    Peut être que quelqu’un a filmé votre intervention? Cela pourrait être interéssant de la partagé,si l’envie vous dit?

Laisser un commentaire

ABONNEMENT

Recevez les billets du blog dès leur publication. Et rien d'autre.

Archives