Vendanges 2022 – Jour 23 – Interlude


Je suis toujours fasciné que les vieilles ficelles de la communication fonctionnent toujours. Discrètement, Bordeaux distille que, ouf, les vins n’auront pas le goût de fumée, que 2022, qui sait, ce pourrait bien être 1945 ou 1947, millésimes de légende s’il en est. Oh, pas de grosse cavalerie, des indices par-ci, par-là.

L’après-guerre fut fertile en grands millésimes. On avait rien, on cultivait mal, sans engrais, on récoltait peu, on vinifiait n’importe comment, et pourtant… Pourtant, CHAQUE fois que Bordeaux a eu une climatologie typiquement méditerranéenne, les vins sont entrés dans la légende. En fait, chaque fois que la véraison s’est produite après l’arrêt de la végétation, donc après un stress hydrique important, mais bon, c’est une théorie personnelle et c’est un peu trop technique à expliquer.

J’ai lu de fond en comble l’ouvrage magistral sur Château Latour (le gros en deux volumes) «La seigneurie et le vignoble de château Latour, histoire-géographie d’un grand cru du médoc XIV°-XX° siècle), et surtout, j’ai fait de nombreuses séances de rebouchage lors du déménagement de la «grande cave» des Ets Nicolas de Charenton; disons que les vieux millésimes, je sais ce que c’est. Mais je n’ai toujours aucune explication logique de pourquoi certains ont ainsi tenu dans le temps et, surtout, pourquoi ils n’ont cessé de s’améliorer.

A l’époque où j’écrivais pour «Monseigneur le Vin», la revue de Nicolas, je regardais fasciné Alain Favereau, un des plus grands dégustateurs qu’il m’ait été donné de croiser, regarder les notes, sur les grands vins anciens, de tous ceux qui l’avaient précédé, soigneusement écrites sur de grandes fiches cartonnées. Au début, à la plume, sur des vins datant parfois de 1850, puis après, au stylo avec quelques notes sur le degré ou les différents méchages. Au fur et à mesure que le laboratoire maison suivait l’avancée des technologies, de nouvelles indications sur les pH, les acidités, les SO2 libre et actif, les DUO et, toujours, les notes, parfois une trentaine, d’hommes différents, qui notaient scrupuleusement leurs impressions. Des vins qui duraient un siècle et qui, jamais, ne dépassait 13°, le plus souvent autour de 12,5°… Je rêvais de faire un livre à partir de ça, et puis, la vie…

Dans les années 1970, lors des fêtes de fin d’année et du fameux « catalogue Nicolas », illustré par un grand artiste, Alain me racontait un jour que les meilleurs clients se voyaient proposer quelques vins, prestigieux, que le chef de cave, APRÉS dégustation, estimait être à maturité. Le catalogue 1970, par exemple, propose, en quantité, un Latour 1953, formidable millésime du Château, à… 53 francs, contre 45 frs pour Talbot. Le Latour 1959 est lui aussi à 70 frs. Le décalai n’était pas celui d’aujourd’hui, loin de là. La belle époque… Celle où les Bugatti et autres voitures de la belle époque, affreusement démodées, étaient jetées à la casse au prix du cours de l’aluminium, où Michel Dovaz, alors garagiste avant d’être un grand journaliste du vin (on lui doit d’ailleurs un ouvrage sur Latour) les récupérait pour les vendre à des amateurs de stock-car…

Le Catalogue 1931 est un mes préférés , illustré par Cassandre.

On y propose encore des vins de 1870, à quelques… 200 frs. Mais ce sont là des anciens francs, nous sommes d’accord.

A l’époque, le Margaux 1900, l’un des plus grands vins qu’il m’ait été de goûter (Bernard, cher Bernard Ginestet, si tu me lis, de là-haut, je ne t’oublie pas…) peut-être alors commandé, pour les meilleurs clients. Une fois la commande passée et réglée en magasin, Le chef de cave vous appele pour vous demander l’heure de votre diner, et découvrir le menu. S’il voit que cela risque de «blesser» le vin de ne pas convenir au Margaux (sic…), il vous propose un accord met-vin plus… adapté. On ne sort pas beaucoup du gigot d’agneau ou du filet de bœuf Wellington car Escoffier règne en maître absolu et pour encore longtemps. Quelques heures avant le service, en fonction de ses notes et de celles de tous les autres chefs de cave qui l’ont précédé (tous ces vins ou presque, tous les premiers 1855 inclus, ont été livrés en barrique à Nicolas et mis en bouteilles à Charenton et le seront parfois jusqu’aux années 60…), il ouvre la bouteille, au troisième sous-sol de cette cave labyrinthique (j’en ai longtemps rêvé, ou un endroit qui lui ressemblait, une rivière en plus…), la décante à la bougie, confie la carafe et la bouteille vide à un employé en uniforme qui enfourche un triporteur, modèle unique, calorifugé et aux systèmes d’amortissement particuliers, qui prend la route en ayant soin de conduire doucement et sans à coup. 30 à 45 mn avant l’heure prévue du passage à table, alors que le gigot repose, il sonne à votre porte et vous tend la carafe. En vous remerciant. Bien entendu, si la bouteille, à l’ouverture, est décevante, le Chef de Café en ouvre une seconde.

Un autre monde. Un monde où le vin n’est pas cher et, surtout, où tous les grands vins sont au même prix ou, au maximum séparé par coefficient de un à deux, trois au maximum. Un jurançon est au prix d’un cru classé de sauternes. Il suffit de chercher sur ebay, le catalogue de l’année de votre choix, pour confirmer tout cela. Et rêver.

Moi aussi, cette année, j’aimerais bien faire 1959, du 1945, bon, aller, aussi. J’avoue, je manque de références locales mais, sur le Grenache, quelques grands Châteauneuf de 1947 m’ont montré la voie à suivre – qui existe aussi, bien sûr. Sur la Syrah, La Chapelle, évidement, et son mythique 61, à qui j’ai toujours préféré le 59 (Caroline, si tu me lis, tu es prévenue ;-). Ici, bien sûr, il y a les Vins Doux Naturels. Mais en sec, depuis toujours, la vallée de l’Agly est réputée pour ses vins médecins, qui, en toute légalité puisqu’il n’y avait pas de règles, allait faire de meilleurs vins disons… ailleurs, bien avant 1959.

1959, c’est mon année de naissance (je sais, c’est choquant comme je fais jeune 😉 et Latour 1959, mon vin fétiche. Mon ami C., qui ira directement au ciel pour cela, en a acheté une caisse, un jour, qui avait un peu voyagé de Paris à Londres et retour, sans trop d’espoir. Et pourtant. Chaque deux ou trois ans, nous en ouvrons un, chez lui, chez moi, au restaurant. Sur les 7 déjà ouvertes, deux étaient bien trop jeunes, une décevante, les autres merveilleuses. La dernière ce fut cet été. Formidable.

Ce vin me fascine parce qu’il contredit tout ce que l’on croit savoir de l’œnologie. Les raisins étaient vendangés n’importe nawak, à l’instinct, souvent à peine mûrs. On les transportait à cheval, dans des comportes en bois, en les ayant soigneusement écrasés au pilon en bois pour gagner de la place, kitchés comme on dit ici, en catalan. Égrappés fort artisanalement, sans doute à la main, sur des grilles, comme Pontet-Canet l’a remis à l’honneur, jetés dans une cuve vite « plâtrée » sur son pourtour, afin de pouvoir, le plus vite possible, partir à la chasse à la palombe. Au retour (c’est la migration de l’oiseau qui décidait, souvent, et quoi qu’en dise le propriétaire, souvent loin…), un pressurage très artisanal, à peine modifié depuis les romains suivi d’en entonnage en barriques, souvent neuves puisque le vin partait ensuite vers le client final dans cette même barrique, qui n’était pas « consignée ».

Mis en bouteille au château, cave de la tour d’argent qui devait en avoir tellement qu’ils s’en débarrassaient pour faire de la place. Un grand moment.

Ce qui est intéressant, dans ce millésime, c’est qu’il n’a jamais été considéré comme «de Garde». «Buvez-les vite !» avait titré à l’époque la Revue du Vin de France, qui soulignait à la fois l’acidité basse du millésime et les vendanges abondantes, deux facteurs à l’époque (et toujours…) considérés comme rédhibitoires. Si cette bonne RVF envoyait volontiers à l’époque des avis définitif, en revanche, elle avait à la capacité de revenir sur ses erreurs et, dès 1972, tout d’un coup, le millésime s’est imposé, peu à peu, parmi les grands. Il faut dire que l’idéologie dominante, à l’époque, était qu’un vin ne pouvait pas être bon à la foi dans sa jeunesse et dans sa maturité. Aujourd’hui, on tente de nous convaincre du contraire, ce qui n’est peut-être pas non plus tout à fait vrai…

Ce que je voulais dire (je ne sais pas faire court, désolé…), c’est qu’aujourd’hui, quand on m’affirme avec une certitude qui confère à l’arrogance que la technologie et la science font les grands vins, que je vois des machines et des machines et des machines malaxer, analyser, peser, tripoter, laver, trier, calibrer, éliminer, formater le raisin après qu’on ait jeté parfois 60 % des raisins que la vigne avait fait naitre au départ, voire 80 % pour le «premier vin», que j’ouvre des 2016 ou des 2018 que j’avais pourtant encensés en primeur et qui finissent à l’évier, je me dis que si «millésimes du siècle» il y a, et bien ce sera la nature qu’il faudra féliciter.

Ce « mystérieux hymen d’un ciel et d’une terre » comme je l’ai lu dans le catalogue 1931. Belle formule, je la pique à Cassandre.

P.S. : le livre sur Latour est en format Kindle, incroyable ! C’est ICI

Ce que j’écoute, au jour le jour, pendant les vendanges. Mais pas tous les jours.

2 commentaires

  • Eric
    09/09/2022 at 9:39 am

    Article passionnant, très belle parenhtèse dans ce journal de vendanges, merci !

  • Christian
    09/09/2022 at 2:52 pm

    Très cher ami, qu’il est beau ce hasard qui a fait que cette caisse ait attiré mon attention lors d’une vente (synchronicité disais tu un jour) et que le millésime de ce château Latour soit le tien. Quels bons moments passés ensemble à déguster simplement, sans arrière pensée. Il nous a émerveillé à chaque fois mais c’est surtout évidemment sa jeunesse qui nous a émerveillés. Encore deux expériences à venir, et la seule évocation de ces moments me comble d’avance.
    Je garde des millésimes récents, 86,89,90 et nous nous prêterons, si la vie le décide, à des ouvertures dont je rêve déjà…
    Belle fin de vendanges… Que le millésime soit grand.

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