En 2013, j’ai reçu un mail de Jean-Yves Bizot, suite à quelques mots jetés sur un forum, Nous avons parlé Bourgogne, ses mythes et ses réalités. Il s’est mis à lire mon blog puis, une ou deux fois par an, nous avons échangé nos visions, finalement très proches. Longtemps, nous avons parlé de nous rencontrer et puis, la vigne et les saisons nous en ont empêché. A l’automne 2019, un ami m’a tendu un verre de Vosnes-Romanée les Jachées 2015 et j’ai compris l’urgence qu’il y avait à le faire. Alors j’ai pris ma voiture et j’ai fait le pèlerinage vers la rue Grand’Velle, vers sa cave d’une modestie de moine, à la découverte de sa façon de faire, qui est en fait plus une façon de ne rien faire.
En conduisant, sur la longue route qui sépare Beaune de Vingrau, j’ai décidé de suivre un instinct puissant, cet étrange fait « d’être certain de savoir une chose sans avoir aucune idée de pourquoi on le sait ». Une intuition est parait-il un raisonnement inconscient et celui-ci me hurlait que qu’il fallait que je mette mes pas dans les siens. J’ai acheté une cuve bois, quelques pièces de chez Rousseau puis, à vrai dire, je l’ai surtout sollicité pour qu’il me calme à des moments où, devant ma cuve, je pensais tout perdre et où il m’a, rieur, convaincu que faire des grands pinots, c’était, étrangement, pratiquer le «non-agir». Cuve bois, pièces neuves de qualité au bois séché juste ce qu’il faut, vendange entière, sans soufre, l’alliance de son expérience et de mes pinots noirs de coteaux, plantés en 2012 et donc entrant dans l’adolescence a fait jaillir quelque chose, comme le choc du silex et de la pyrite donne naissance au feu. Né d’un désir mais sans filiation historique, comme un enfant trouvé, il fallait lui trouver un nom et, bien sûr, une étiquette.
Gianfranco Pontillo
J’ai donc passé des heures au téléphone avec Gianfranco, graphiste de génie à qui je dois l’étiquette de petite Sibérie. Nous avons parlé de tout et surtout de rien, ce rien, cette non-intervention, ce non-agir si cher au zen japonais. Faire ce vin, c’était en soi faire zazen, c’est-à-dire s’assoir sur un zafu, prendre la bonne posture et c’est tout.
Sauf que ce « c’est tout », c’est justement le plus difficile. Comment l’exprimer graphiquement ?
On a parlé musique, littérature, couleur, peinture, livres, évoqué le blanc, le noir, le gris, le vide, parlé typographie, cinéma, saveurs, goûts, sensations, théâtre. Des heures, à discuter. Je lui ai fait un mood-board de ce que je-n’avais-pas-fait, justement et que je rêvais d’exprimer sur cette bouteille.
Je l’ai laissé travailler, luttant contre mon impatience naturelle, doutant et espérant et puis, un beau jour au sens littéral du terme, parmi les idées qu’il m’a soumis, son interprétation d’une phrase poétique de Paul Claudel, exprimant merveilleusement la difficulté à « ne pas bouger », en forme de calligramme (mot formant un dessin), s’est imposée à moi comme s’est imposée à moi, un soir d’été sur la seine, l’aromatique d’un pinot noir grappes entières, marqué dans mon corps pour toujours.
Ainsi est née cette cuvée, que je suis fier de co-signer avec lui, qui marquera je l’espère, le début d’une longue amitié et de créations communes.
100 Phrases pour éventail
Paul Claudel est nommé ambassadeur au Japon en janvier 1921. Il restera en poste sept ans et sera profondément marqué par le pays. Il s’emploie à développer d’importants ponts culturels et artistiques entre les deux civilisations, voyage, noue rapidement de vives sympathies avec de nombreux intellectuels et artistes japonais. Il y termine le Soulier de Satin, se passionne pour la calligraphie et l’art des haïkai, ces courts poèmes japonais qui célèbrent l’évanescence des choses et les sensations qu’elles suscitent.
Contrairement à d’autres qui cherchent à transposer le rythme en tercet de trois vers le rythme japonais de 5, 7 et 5 syllabes, il choisit de tenter d’allier la poésie française au haïku, cherchant une nouvelle expression poétique, parfois suivant les règles – souvent s’en libérant – toujours respectueux de la langue japonaise qui privilégie l’allusion et l’implicite, aime l’ombre et glorifie le flou, et, dans le cas du haïku, intègre toujours le kigo, référence à la nature ou à la saison.
Cette tentative de saisir « l’esprit » du haïku donnera – « cent phrases pour éventails », qui allient le fond, la forme, la calligraphie, jouent sur la forme des lettres et la place des mots pour créer des formes parfois signifiantes, parfois abstraites, recueil de poésie unique et inclassable de phrases fugaces destinées à orner l’aile fragile d’un éventail jamais fabriqué, aux mains d’une onna-bugeisha réelle ou fantasmée, femme combattante et rebelle du Japon médiéval, aux temps de la guerre de Genpei.
D’abord recueil précieux de trente-six éventails de papier dans une grande boîte bleue fermée par des aiguilles d’ivoire, puis fragiles accordéons de papiers dépliables dans une boite mouchetée d’or, le recueil – qui compte au final 170 phrases – est finalement publié en français en 1942, chaque phrase étant accompagnée d’une calligraphie espérant faire le lien entre la poésie occidentale et la peinture japonaise. La mystique chrétienne de Claudel se mêle à l’animisme shintoïste et, dans de courtes phrases, alors que les mots valsent sur deux colonnes, la poésie se frotte à l’ardoise du temps, la rose à la cascade, la pensée lie l’insecte à la poitrine d’un Dieu, le bâton d’encre à la nuit intérieure, le lac à la pivoine blanche, le nœud au serpent, la pierre en équilibre à l’homme qui ferme les yeux.
