Perdu dans un désert de garrigues, entouré de murets de pierres sèches, le Clos des Fées ressemble à une image de carte postale. Ici, les vignes ont été plantées à la pioche, au milieu des effleurements de roche mère, dans de petites poches d’argile pure, en zigzagant au milieu d’imposants chênes verts. Les pierres ont été sorties des vignes, une à une, à la main ou au cheval, puis patiemment et savamment empilées par des générations de vignerons, durs à la tache et peu avares de leur temps.

Ses vignes aux bras torturés, les anciens du village affirment que du plus loin qu’ils se souviennent, ils les ont toujours connues « vieilles ».

Au loin, les falaises bleues de Vingrau, presque verticales, sont là depuis bien plus longtemps, fouettées presque en permanence par la Tramontane. Au pied des Pyrénées, toute proche, la Méditerranée scintille. Si les fées, au Solstice, se réunissent encore et dansent, c’est ici qu’elles le font, dans ce lieu singulier, différent, mystérieux.

Sans vraiment réfléchir, guidé par mon instinct, c’est ici que j’ai choisi de vivre jusqu’au bout ma passion du vin. Tour à tour jeune sommelier, restaurateur, écrivain des choses du vin et du bien vivre, il m’a semblé clair, à une époque charnière de ma vie, qu’il me fallait entrer dans le «faire» pour enfin connaître, à défaut de comprendre, toutes les étapes qui font qu’un morceau de bois sombre donne naissance, des années plus tard, à un nectar qu’il est impossible d’oublier.

Quelques arpents de vieilles vignes, des ciseaux de taille, une piquette et un pulvérisateur à dos, bien des vignerons, ici, n’ont jamais travaillé qu’avec cela, loin d’une débauche de moyens et de techniques. C’est ainsi que j’ai commencé, un matin clair de 1997, sans argent, sans enjeu,  mais empli de grandes espérances.

Très vite alors, la peau se colore et se tanne, les mains s’abîment, le corps tout entier souffre, se tend, se bloque même souvent. Je le sais aujourd’hui : la vigne, dans sa réalité quotidienne, s’éloigne résolument de l’ambiance feutrée des restaurants de luxe.

Conseils, essais, recherche d’un style, discussions et débats sans fin, les premiers vins du domaine sont un miracle d’amitié, d’attention et surtout de solidarité, mot qui possède encore un sens dans le monde du vin.

J’hésite souvent à raconter, aujourd’hui, le premier millésime du Clos des Fées, car personne ne semble me croire. Au fond d’une cave prêtée par un ami, nous ne pouvions souvent égrapper que lorsque lui-même avait fini sa journée. Je me souviens de quatre petites cuves en résine, d’une pompe digne d’un brocanteur, de toiles à beurre et de la force de nos bras pour tout moyen de pressurage, d’un râteau pour piger. Il y avait peu de raisin, dont certains grappillés dans des vignes abandonnées, et de longues heures de tri, chose assez logique, vu mon peu d’expérience à la vigne. Beaucoup de fatigue, un soupçon de désespoir, certains soirs, mais aussi beaucoup de gaieté, de passion et d’inconscience. Millésime chaud et sec, 1998 permet à nos idées et méthodes, nouvelles dans la région, de donner naissance à des vins différents qui, immédiatement, séduisent et montrent la voie : s’accrocher, continuer.

Miracle ! Dès le mois d’Avril, les vins sont vendus en primeur. Ouf : sans cela, impossible de continuer, faute de moyens. De toute façon, il faut travailler à côté, comme prévu, pour assurer le quotidien. Rassuré, notre banquier accorde un nouveau prêt. C’est le début d’une longue série…

L’année est marquée par l’aménagement du garage de la maison en mini-cave de vinification. On coule une dalle de béton, on installe le triphasé, on déménage les cuves et on en achète deux nouvelles, en inox. Sans groupe de froid, trop cher, on pompera l’eau fraîche et pure du lavoir, de l’autre côté de la rue, pendant les vinifications. Quand on a peu de moyens, mieux vaut avoir des idées….

Le vignoble augmente un peu. 7 ha en production, mais 15000 bouteilles seulement. Il faudra s’y faire, les petits rendements font désormais partie de nos gênes. 75 % des vins sont élevés en barriques neuves, en particulier une nouvelle cuvée vinifiée en demi-muids. La gamme s’étoffe. L’engouement pour les vins du Domaine est inespérée et la certitude d’être installé sur un immense terroir se confirme peu à peu.

9 hectares en production et premières plantations : 1,5 ha de Syrah qualitative sur des porte-greffes sélectionnés. Le coteau est rude et  sacrément pentu. Aurons-nous un jour un tracteur pour labourer une telle parcelle ? Nous verrons bien. L’acheter, un jour ou l’autre, ne prendra que quelques minutes. La vigne, elle, met des années à pousser et à s’enraciner. En attendant, le motoculteur devra faire l’affaire. Nous faisons le choix de l’échalas individuel, gobelet oblige. On vient voir, discrètement, ces étranges piquets. On se moque. Puis, très vite, on copie.

Aux vendanges, la culture « grand cru » fait la différence. Rien ne remplace la main de l’homme. Étrangement, cette année là, tous les cépages atteignent leur maturité en même temps. Nous sortons la table de tri pour la dernière fois, mais nous ne le savons pas encore… Dans la cave, deux nouvelles cuves, mieux adaptées à nos faibles rendements, et une pompe périlstaltique pour un respect maximum du moût. Le parc à barrique s’étoffe, les conditions de travail s’améliorent. On commence à parler du Clos des Fées dans la presse. Mais l’émotion que provoque nos vins reste pour nous une surprise et un émerveillement.

Plus de 1 500 heures de travaux en vert nous permettent cette année là d’attendre que le raisin soit bien mûr avec une relative sérénité. Arrivée de Serge, qui prend en charge la vigne et nous apporte l’expérience et l’instinct de celui qui y est né. Le tracteur arrive aussi, plus vite que prévu, à pic pour préparer les nouvelles plantations (1 hectare de syrah, 50 ares de mourvèdre en sélection massale). Adieu motoculteur et brouette Solo. En vérité, personne ne les regrettera, tant leur maniement était pénible. Les atomiseurs à dos et à moteur, eux, ne disparaîtront sans doute jamais, irremplaçables dans les vignes les plus en pente.

Avec quatre personnes à plein temps, plus quelques saisonniers, pour 10 hectares en production, nous sommes désormais dans le ratio logique d’une exploitation qui prétend à l’excellence. Nous trouvons enfin à louer un petit chai pour les barriques, dans le village et ce sera donc l’année de la deuxième pompe périlstaltique : tant pis, nous garderons la SaxoVieille voiture de marque Citroen dont la fabrication a cessé en 1980…. La prise de risque est toujours plus importante. Pourtant, une seule pensée anime constamment notre quête : faire des vins magiques…

Les millésimes se suivent et ne se ressemblent pas. 2002 restera dans les mémoires comme un millésime jaloux, marqué par un ciel couvert tout au long des vendanges, aussi tardives qu’elles furent précoces en 2001. Des ciels d’anthologie, mais aussi beaucoup de questions et d’hésitation, pour ce qu’il faut bien appeler notre premier millésime difficile. Avec le recul, ce fut passionnant et plein d’enseignements.

Le respect absolu des vignes anciennes, plantées à 1,50 m au carré, nous décide à acheter un porte-outil hydrostatique à chenilles qui permet désormais de labourer pratiquement partout. Essentiel, cette année là, où les sols, labourés, recevront l’eau en profondeur. Au fil de l’avancée de l’automne, il nous faudra être sept pour passer et repasser en revue les quinze hectares  en culture pour surveiller et toiletter chaque pied jusqu’au… 28 octobre.

Vins magnifiques, frais et mûrs à la fois, dont les qualités réelles exploseront au cours du vieillissement. L’arrivée d’un petit groupe de froid dans la cave permet de ne plus pomper dans le lavoir. Fin d’une époque, nostalgie…

Millésime de canicule. A Vingrau, les vignes sont habituées à souffrir du stress hydrique. Cépages comme porte-greffes sont sélectionnés pour cela depuis des siècles. Deux labours au chenillard et à la mule en fin d’hiver et en début de printemps, ont permis de détruire le chevelu superficiel, là où les tracteurs à roues ne pouvaient pas passer. Les racines plongent à nouveau, à la recherche d’eau et de nourriture, s’ancrent encore plus profondément dans la roche pour exprimer la vérité et la minéralité d’un terroir.

Petit blocage de maturité en septembre. Il suffit d’attendre et, doucement, tout rentre dans l’ordre. Carignan magnifiques, très tardifs puisque vendangés jusqu’au 23 octobre. D’’une fraîcheur à couper le souffle ils nous confortent dans l’idée de l’importance d’assembler tôt et d’élever les cépages ensemble. En bouteille, au vieillissement, les vins n’ont pas le caractère « cuits » que tous redoutaient. Nouvelle plantation à 12 000 pieds/hectare. Mais les sols ne sont pas assez préparés et, après deux ans de lutte épuisante, il faudra se résoudre à arracher un rang sur deux. La nature nous rappelle à l’ordre et à l’humilité.

Année de la maturité. L’exploitation atteint une vingtaine d’hectares. Cinq ne pourront sans doute jamais rentrer dans le garage, trop exigu, et cela nous oblige donc à ne garder que les plus beaux raisins. Pas d’angoisse, c’est voulu : comme toutes les vignes sont traitées «grand cru» et l’année magnifique, aux vendanges, le choix est cornélien, mais l’excellence préservée. Une vieille cave, dans le village, est rouverte et ses cuves béton sont réparées pour vinifier les «Sorcières» qui voient leur qualité encore améliorée par l’arrivée des raisins issus des plantiers de Syrah. Derrière le tracteur à chenille, un intercep ultra-sensible vient caresser les pieds des vieilles vignes qui se «moustouillent» (se «régalent» en catalan), d’être ainsi bichonnées. Plantation d’un petit bout de cabernet-franc en sélection massale, accompagné de quelques arpents de Tempranillo : un bon prétexte pour continuer à nous traiter de fous… Grands vins ET belle année pour les truffes, ce qui est rare.

Grand millésime, réussite exceptionnelle, pour les vins et pour le Domaine. En mai, la RVF annonce que  nous sommes dorénavant « le Domaine n°1 en Roussillon ». De quoi donner envie à tout le monde de se surpasser… Hiver humide, peu de sorties de raisin sur tous les cépages et coulure sur de nombreuses parcelles de Grenache. Été chaud, mais sans sécheresse ni canicule. Grâce à deux nouvelles pompes à chaleur, nous pouvons désormais, souffler le chaud et le froid dans la cave. Deux nouveaux pulvérisateurs arrivent eux aussi à point nommé, la pression oïdium ayant été constante tout au long de l’été. L’équipe, très soudée, fait une campagne de travaux en vert exemplaire, alliant rapidité, précision et minutie. À la vendange, l’état sanitaire est parfait et la table de trie restera au grenier. Vinifications faciles. Vins riches mais tendus, précis, énergiques. Fruit éclatant et complexe. Qualité de tanin exceptionnelle, vins de garde qui se révèlent lors de l’élevage. Le millésime fera date.

Où l’on se rend compte que l’on pratique le « Kaisen » japonais sans le savoir… Un ami de passage nous en explique les principes, basés sur « l’amélioration progressive et constante de minuscules détails, dans l’espoir d’un produit apte à satisfaire le client le plus exigeant ». Cette année, nous aurons changé tout le matériel de culture, soit les trois tracteurs, préférant adapter le matériel à nos vieilles vignes plutôt que le contraire. Dans la voie de l’excellence, chaque détail compte… Un huitième collaborateur nous rejoint, alors que la superficie du vignoble frôle les 30 hectares suite à l’achat (déraisonnable…) d’un coteau de vieux Grenache abandonné que toute l’équipe s’acharnera à sauver pendant plus deux mois, sous un vent et des températures glaciales. Hiver froid et pluvieux, débourrement tardif, pas de pluie entre mai et mi-septembre, vendanges éprouvantes où il faut prendre des risques. Vinifications patientes pour extractions douces, vins concentrés et puissants au décuvage, que l’élevage révèlera. Année mémorable pour les cèpes.

L’année du vent. Au bas mot, 200 jours. Un marin ou une Tramontane froide et nerveuse, à vous glacer le ventre en hiver et vous rendre fou en été. Première récolte de la nouvelle parcelle de Syrah sur Granit de Lesquerde. Son nom, inhabituel, va sans doute encore nous faire remarquer. Le vin est exceptionnel, c’est tout ce qui compte. En Mars, alors que l’équipe commence à peine à souffler, on nous appelle pour tenter de sauver de l’arrachage 30 hectares de vignes et 40 d’oliviers abandonnés. Impossible. Pas les moyens, ni financiers, ni matériels, ni humains. Nous passons quand même jeter un œil. Coup de foudre. Pendant que l’équipe retrousse ses manches, on fait marcher nos neurones. Notre banquier suit. Grâce à l’aide de la Safer, nous voilà fermiers pour deux ans. Réussirons nous ? Mystère, mais les arbres et les ceps sont sauvés. Première récolte d’olives, de bouche et à huile. Vendanges faciles, sous le soleil et dans la bonne humeur. Levures un peu paresseuses.  Au printemps, les sucres se terminent et les vins se révèlent : crémeux, sensuels, regorgeant de fruit et de tanins soyeux. En anglais, on dit « Pashmina tanins ». Pour fêter notre dixième vendange, on ne pouvait pas espérer mieux.

L’année « sœur Anne », à attendre de l’eau qui ne vint jamais. Hiver doux, sec, mais avec de petits orages printaniers parfaits pour accompagner le débourrement. Belles sorties de raisins. Et puis quatre mois de sécheresse. Des ciels gris, plom­bés, prêts à ex­plo­ser, il y en eut bien 15 ou 20 jours pendant l’été. Mais de pluie, non, mal­gré nos sou­haits, nos in­vo­ca­tions, nos dan­ses et nos chants… Les vi­gnes, pour­tant, res­tè­rent très ver­tes, même au cœur de l’été, grâce aux entrées ma­ri­times. Nous tentons, tel « le boa du Petit Prince qui avait avalé un éléphant », d’intégrer le Mas de la Chique, ses 15 000 oliviers et ses vignes, abandonnés. Pluies divines le 11 septembre qui revigorent les vignes assoiffées et nous permettent de vendanger des raisins luisants, d’un noir d’ébène. Vinifications sans problème, vins sexy malgré leur tannins bien présents. Premier millésime de notre nouvelle cuvée de Cabernet-Franc, « un faune avec son fifre sous les oliviers sauvages ». Les 849 bouteilles s’arrachent en cinq jours. Sur l’étiquette, le faune vieillira avec nous, chaque année. Minuscule récolte d’olives vertes, magnifiques Lucques noires.

Le millésime où il fallait beaucoup d’humilité. Avec la tolérance, les deux vertus majeures, d’après Confucius… Hiver froid, beaucoup de pluies en décembre. Tempête mémorable en février, qui mutile le grand chêne du Clos des Fées. Belle sorties, floraison homogène dans un printemps parfait. Beaucoup, mais alors vraiment beaucoup de Tramontane pendant l’été, sans une goutte de pluie entre juin et fin octobre. C’est l’année ou la maîtrise de l’herbe était la clé de tout, tant la concurrence hydrique était forte… Si nous avions encore un doute sur l’importance du labour, le voilà dissipé. C’est clairement, pour moi, la clé du maintien de l’élaboration des grands vins en période de réchauffement climatique. Si cultiver plus de 100 parcelles nous fait souvent tourner en bourrique tout au long de l’année, dans ce genre de millésime, on bénit le ciel d’avoir une telle diversité de terroirs, précoces, tardifs, afin d’avoir à sa disposition, au moment des vendanges, une palette de raisins aussi diversifiée. Grande année pour les olives

Hiver sec et froid jusqu’en mars, avec des pluies régulières, sans excès notables. Été sec, juillet très chaud, belle pluie le 23. Août brûlant et donc année « normale » ici : chaude, sèche, où il fallait attendre pour débloquer les maturités phénoliques. Après douze vendanges, je ne suis plus le jeune homme inexpérimenté du début ; j’ai appris à laisser le temps au temps. L’équipe est désormais solide et, pour la première fois, j’ai l’impression de pouvoir enfin prendre un peu de « hauteur », de m’éloigner un peu de la fureur quotidienne pour réfléchir à ce qu’il faut faire ou ne pas faire, les deux étant tout aussi importants.

Changement – léger – dans l’élevage du Vieilles Vignes, avec l’affinage des Grenache noir en petite cuve béton. Un peu plus de Mourvèdre, aussi, cette année là, dans le Clos des Fées, car il était magnifique. Une nouvelle cuvée, « Images Dérisoires », à base de Tempranillo, assemblée par pure intuition avec un peu de Carignan noir, vient compléter ma trilogie de vins « étranges », mon espace de liberté.

Qu’est ce qu’un millésime du siècle ? Une qualité exceptionnelle. Une impression d’abondance. Une sensation de «facilité» tout au long du cycle de végétation. Des vendanges joyeuses, longues et sereines. Des vins bons dès l’écoulage, qui le resteront jusqu’au dernier jour de leur vie, sans doute, dans très, très longtemps. Si telle est la définition d’un « millésime du siècle », alors 2011 est de ceux là, pour nous, en Roussillon.

Pluie au printemps, belles sorties sur tous les cépages, floraison magnifique, été frais, gris, mais sans pluie, 60 jours de beau temps pendant les vendanges, pourtant sans une journée à plus de 30 degrés, nuits froides, nous aurons eu tout le temps pour vendanger et vinifier des raisins magnifiques. A mi-récolte les cuves sont pleines et l’on sait que, peut-être, on ne pourra pas tout rentrer. Le beau temps permettra d’attendre, parcelle après parcelle, que le dernier raisin soit parfaitement mûr. Concentration, finesse et surtout un fruit exceptionnel. Une année de rêve, dont on parlera longtemps.

« La chance sou­rit aux au­da­cieux ». En­fant, j’ado­rais ces vieux pro­ver­bes. En gran­dis­sant, leur jus­tesse m’étonne tou­jours. Las­sé de nous voir nous plain­dre de tant de pro­jets et de si peu d’ar­gent pour les réa­li­ser, un client nous lance, à la fin d’un dé­jeu­ner dans les oli­viers : « Et que dia­ble fe­riez-vous si vous aviez dix mil­lions d’eu­ros ? ». Bonne ques­tion. M’at­ta­quer, en­tre au­tre, à ce co­teau qui me fait rê­ver de­puis dix ans et que j’ai pa­tiem­ment re­mem­bré, par­celle après par­celle, tout en étant per­sua­dé que je n’au­rais ja­mais les moyens de le re­met­tre en cul­ture.

La ban­que ? Im­pos­si­ble. Un ac­tion­naire ? Nous per­drions no­tre li­ber­té. Et si nous de­man­dions à nos clients ? L’idée fait son che­min, puis s’ar­rête, re­prend, se meurt de­vant un mur de com­plexi­tés ad­mi­nis­tra­ti­ves et de plus-values po­ten­tiel­les à payer alors même que nous n’au­rions rien ven­du. Puis un dé­jeu­ner, un nom qui en ap­pelle un au­tre, un con­seil – gé­nial – des cour­riers, des idées, une pos­si­bi­li­té et fin 2011, cent clients de­vien­nent ac­tion­nai­res du Clos des Fées. Plus que l’ar­gent, qui ne man­que­ra plus ja­mais dé­sor­mais, nos par­te­nai­res nous don­nent du temps, ce­lui qui per­met d’ac­cé­lé­rer et ce­lui qui per­met de ra­len­tir. Une nou­velle dy­na­mi­que s’en­clen­che.

Hi­ver atroce. Froid, gris. Trois énor­mes pluies, à deux mois d’in­ter­valle met­tent à mal nos vel­léi­tés de plan­ta­tion. On s’at­ta­que à la ré­ha­bi­li­ta­tion d’un co­teau ex­trême avec l’idée far­fe­lue d’y plan­ter du… Pi­not Noir. Dé­fri­chage, dé­fon­çage, tout est em­por­té trois fois mais l’eau nous mon­tre où elle veut pas­ser et où nous de­vons res­pec­ter ses dé­sirs. L’es­poir se mêle de crainte, car je sais que dans dix ans, il nous fau­dra peut-être ar­ra­cher, faute de ré­sul­tat.

Prin­temps gla­cial. Cou­lure his­to­ri­que sur le gre­na­che, sur­tout sur les par­cel­les les plus tar­di­ves, à 400 mè­tres d’al­ti­tude, taillées tard. Con­di­tions par­fai­tes en­suite sauf pour ceux qui avaient né­gli­gé le fa­meux « cui­vre du quinze août » qui per­met d’évi­ter le mil­diou mo­saï­que et donc de ven­dan­ger à ma­tu­ri­té. Quinze jours de re­tard, fi­nale le 28 oc­to­bre, date où les gé­né­ra­tions d’avant ter­mi­naient les vendanges.

Mil­lé­sime de grande garde, glo­rieux dans tout le Lan­gue­doc-Rous­sillon où l’on pro­dui­ra quelques-uns des plus grands vins fran­çais. Dé­ci­sion d’em­bou­teiller une quan­ti­té dé­rai­son­na­ble de jé­ro­boams pour les gé­né­ra­tions fu­tu­res. Clos des Fées pré­cis, le Ca­ri­gnan, ma­gni­fi­que, com­pen­se­ra le dé­fi­cit en Gre­na­che. Char­meur dès le dé­part, sur le poi­vre noir, les épi­ces, la con­fi­ture de fram­boise, fi­nale ré­glis­sée, com­plexe sans doute dû au mois de sep­tem­bre par­ti­cu­liè­re­ment froid.

Prin­temps froid, tar­dif, plu­vieux. Bel­les sor­ties, flo­rai­son ex­cep­tion­nelle sur Gre­na­che. Été chaud mais pas ca­ni­cu­laire, vent pres­que per­ma­nent, de ca­res­sant à in­sup­por­ta­ble. Fe­nê­tre de trai­te­ments ex­trê­me­ment courte, un Dieu far­ceur sem­blant pren­dre un ma­lin plai­sir à nous obli­ger à ne trai­ter que les nuits de fin de se­maine.

Par­cel­les ven­dan­gées dans l’or­dre, tar­di­ve­ment, dans de par­fai­tes con­di­tions, à ma­tu­ri­té. Pause pour réa­li­ser no­tre tra­di­tion­nel «toi­let­tage avant ven­dange» où cha­que grappe est exa­mi­née.

Vint alors le Dro­so­phi­lia Su­zu­ki… En quel­ques jours, gé­né­ra­tion après gé­né­ra­tion, l’in­secte ra­va­geur ja­po­nais com­men­ça à en­va­hir tou­tes les vi­gnes de la ré­gion. « Ça dé­cro­che », en­ten­dait-on ici ou là. Mais ra­res sont ceux qui avouè­rent, cette an­née, que la fin des ven­dan­ges fut dé­ci­dée non pas par la vo­lon­té hu­maine mais par celle d’un mi­nus­cule in­secte donc le ros­tre, den­te­lé, lui per­mit de piquer même les rai­sins sains. Il ne nous man­quait heu­reu­se­ment qu’une di­zaine d’hec­ta­res à ren­trer. On dé­place en ur­gence tous les cueilleurs d’oli­ves vers les vi­gnes. Une équipe d’une tren­taine de per­sonnes trie les rai­sins sur pieds, fai­sant tom­ber dans les grap­pes le moin­dre grain tou­ché. Der­rière, une di­zaine de cueilleurs et de por­teurs cou­pè­rent ce qui res­tait par la suite. Deux hec­ta­res ne se­ront pas ven­dan­gés. « Clos des Fées » ri­che, ar­ti­cu­lé au­tour de tan­nins flam­boyants. Tex­ture bou­le­ver­sante et fruit gran­diose pour une Pe­tite Si­bé­rie taillée pour du­rer.

L’an­née de la trans­hu­mance. Quit­ter le ga­rage nous brise le coeur. Dix-sept ans à faire du vin à la mai­son, sen­tir les par­fums de­puis son lit, des­cen­dre au mi­lieu des re­pas pour vé­ri­fier une tem­pé­ra­ture.

Im­pen­sa­ble de dé­fi­gu­rer la val­lée, di­rec­tion Ri­ve­sal­tes. Nou­velle cave. Ce n’est plus elle qui va dé­ci­der, me con­train­dre, mais bel et bien moi. La tech­no­lo­gie dans le vin, c’est comme l’ar­gent au po­ker, il en faut pour s’as­seoir à la ta­ble de jeu, mais ce n’est pas pour cela qu’on va ga­gner. Pres­soir à la pointe avec drains ré­fri­gé­rés, cu­ves tron­co­ni­ques in­ver­sées, pe­tit chai à bar­ri­ques en­fin cli­ma­ti­sé, le né­ces­saire et le suf­fi­sant. L’hu­main reste au cœur du pro­cess et c’est lui qui dé­cide, failli­ble bien sûr, mais pas ques­tion qu’une ma­chine ap­pli­que une re­cette, sous peine d’uni­for­mi­té gé­né­rale. Cer­tains payent cher cette er­reur, nous ne la fe­rons pas. Un peu de ten­sion en me rap­pe­lant une con­ver­sa­tion avec Mar­cel Gui­gal sur la flore le­vu­rienne pré­sente dans les ca­ves et l’im­por­tance de la main­te­nir. On trans­porte tou­tes les cu­ves vers la nou­velle cave, on es­père que les le­vu­res vont sui­vre.

Vendange gé­né­reuse, im­mense mil­lé­sime avec ce ve­lou­té uni­que que l’on doit aux grands ar­gi­lo-cal­caire de Vin­grau, avec en plus ce côté lu­mi­neux, cette éner­gie qui donne l’im­pres­sion que le vin est ha­bi­té par une vie pro­pre. No­tes épous­tou­flan­tes dans le Wine Ad­vo­cate avec une salve de 97/96/96/95/93/93. Car­ton plein et meilleurs no­tes du Lan­gue­doc-Rous­sillon tout en­tier.

La plus pe­tite ven­dange en vo­lume de­puis que le dé­par­te­ment tient des sta­tis­ti­ques.  Au­tomne doux, hi­ver sec, prin­temps sans une goutte de pluie ou pres­que, la vi­gne, pour­tant ha­bi­tuée aux con­di­tions semi-dé­ser­ti­ques du Rous­sillon, s’est pré­pa­rée à l’été, comme si elle était « pré­ve­nue » : pous­ses fai­bles, peu de feuilles pour évi­ter l’éva­po-trans­pi­ra­tion. Cou­lure gé­né­rale sur le Gre­na­che suite à un épi­sode de cha­leur pen­dant la flo­rai­son. Moins de 400 mn sur l’an­née, on n’a pas du faire plus sec en France cette an­née-là.

Beau­coup d’éner­gie, de tra­vail, de ré­flexion pour s’adap­ter tout au long de l’an­née : amen­de­ments or­ga­ni­ques adap­tés, ren­fort en oli­go-élé­ments en fo­liaire après ana­lyse des pé­tio­les, nom­breux la­bours lé­gers pour in­jec­ter de l’air en sur­face et créer une zone de dix cen­ti­mè­tres en uti­li­sant l’air comme iso­lant, comme je l’ai vu faire en Si­cile.

Ven­dan­ges ra­pi­des, pe­ti­tes baies bien sûr, mais gor­gées de so­leil ; cu­ves à moi­tié plei­nes mais fruit in­tense et dé­li­cieux. Après six mois d’éle­vage et une sé­lec­tion ser­rée, il faut se ré­sou­dre à an­non­cer la plus pe­tite ré­colte de Clos des Fées. Mais l’as­sem­blage, puissant, me com­ble.

Mil­lé­sime com­plexe, ver­sa­tile, ra­pide et lent à la fois. Ven­dan­ges pré­co­ces dans la plaine (dé­but le 8 août…), tar­dif sur les hau­teurs (fin le 8 oc­to­bre). Ven­dan­ges pé­ni­bles fai­tes d’ac­cé­lé­ra­tions et de mo­ments d’at­tente. Deux ven­dan­ges, en somme. La pre­mière s’achève. Les rai­sins ne m’ins­pi­rent pas plus que ça. Beaux, sans plus. Mil­lé­sime moyen en pers­pec­tive ? Mais voi­là que quinze jours après, on démarre les co­teaux. Im­mé­dia­te­ment, la cave em­baume, on sent que quel­que chose se passe.

Le gel, puis­sant, de l’hi­ver, est sans doute la rai­son de ces dif­fé­ren­ces. Dé­bour­rées avant le gel, les vi­gnes ont sui­vi un iti­né­raire (il fait froid, ac­cé­lé­rons); après le gel, un au­tre (il fait froid, ra­len­tis­sons). En­fin, peut-être. Fin des Mour­vè­dre plus de deux mois après les pre­miers blancs. A l’écou­lage, je cher­che vai­ne­ment les vins que je pen­sais moyens : ils ont dis­pa­ru, rem­pla­cés par des jus tex­tu­rés, aro­ma­ti­ques, des tex­tu­res den­ses : c’est un très grand mil­lé­sime. Équivalent au lé­gen­daire 2007, en­core en de­ve­nir.

Plan­ta­tion de Ver­men­ti­no sur Es­pi­ra de l’Agly sous les mo­que­ries joyeu­ses des voi­sins, dont cer­tains me pré­di­sent que rien ne pous­se­ra. Mais voi­là j’aime par­ler aux an­ciens et quel­qu’un m’a ra­con­té qu’ici, il y a vingt ans, la vi­gne était bien belle. Rira bien qui rira le dernier.

L’an­née Mil­diou. Cer­tains, ici, pen­sent qu’il n’existe pas. Le cli­mat a chan­gé, les an­nées plu­vieu­ses sont un sou­ve­nir que les vieux ra­con­tent mais on ne les écoute pas. Le pro­blème du Mil­diou, c’est que, quand on le voit, il est déjà trop tard.

Serge, à lui, on ne la lui fait pas. Il est du Rhône et, dans ces ré­gions on sait qu’il peut tout dé­truire. La ma­la­die est « mo­dé­li­sée ». En fonc­tion de cha­que averse et des tem­pé­ra­tu­res, on sait qu’il ar­rive.

A la sor­tie de l’hi­ver, un peu par ha­sard, un ami jour­na­liste m’a con­seillé un vieux li­vre écrit en 1930, « com­ment com­bat­tre le mil­diou de la vi­gne », de Jo­seph Ca­pus. Je l’ai ache­té, l’ai lu, l’ai sui­vi : on com­mence à trai­ter les sols, à do­ses in­fi­ni­té­si­ma­les et on re­com­mence après cha­que averse ou cha­que la­bour. An­née de lutte, mer­ci à la mé­téo à quinze jours, qui nous per­met­tra même de trai­ter au cui­vre sous la pluie, avant que les sols ne dé­trem­pent.

Sui­vent six mois de sé­che­resse ex­trême. Ven­dan­ges qui n’en fi­nis­sent pas, jus­qu’au 17 oc­to­bre, où la na­ture donne le clap de fin : 100 mm de pluie en quel­ques heu­res, tem­pête, mais eau sa­lu­taire. Clos des Fées 2018 par­ti­cu­liè­re­ment aro­ma­ti­que, d’un équi­li­bre con­fon­dant qui n’au­ra qu’un pro­blème, pas­ser après 2017, un dia­mant. Le temps les dé­par­ta­gera.

Le feu dans les vi­gnes. Le 28 juin, un épi­sode de ca­ni­cule extrême ac­com­pa­gné d’un si­roc­co brû­lant dé­vaste les vi­gnes de ceux qui n’avaient pas re­gar­dé la mé­téo avant et pas­sé du sou­fre, par­fois la veille. 52° dans le Gard. La mé­téo à dix jours nous a sau­vé. En mai le temps passe au froid, bru­ta­le­ment, puis fait place à un été ca­ni­cu­laire. Ré­colte pré­coce dans la plaine, car la vi­gne dé­cro­che, puis, le 12 sep­tem­bre, pluie ma­gi­que qui re­lance les maturités et ra­len­tit le cy­cle pour un mu­ris­se­ment long et pro­fond.

Sy­rah somptueuses, Mourvèdre à se dam­ner, les as­sem­bla­ges sont évi­dents. Le chai de première année est plein, pour la pre­mière fois car j’ai cas­sé ma ti­re­lire pour faire le plein de bar­ri­ques neu­ves. Dès le prin­temps, les vins se goû­tent for­mi­da­ble­ment bien, en place, évi­dents. J’ai en­vie de chan­ter. Clos des Fées en lé­vi­ta­tion en­tre puis­sance et ten­sion, pe­tite Si­bé­rie tra­mée, af­fu­tée comme une épée, pres­que noueuse en fi­nale. Le mil­lé­sime me sur­vi­vra.

L’année du Covid, bien sûr… En fé­vrier, con­fi­ne­ment gé­né­ral. Nos fi­dè­les trac­to­ris­tes pen­sent à re­tour­ner en Po­lo­gne, in­quiets pour leurs fa­milles. Il pleut sans cesse et tout de­vient très com­pli­qué. Pen­dant dix jours, nous cher­chons des so­lu­tions al­ter­na­ti­ves et un ave­nir potentiel se des­sine : per­dre 100 % de la ré­colte. Tout le monde est so­li­daire, le tra­vail re­prend – la lutte, plutôt – dans une année où, au printemps, la pluie n’arrête pas.

On le sait désormais, les an­nées à Mil­diou de­man­dent plus de tra­vail mais sont gé­né­reu­ses, d’autant qu’un été sec et chaud per­met des ven­dan­ges par­fai­tes. La cave tient le rythme, les ven­dan­ges sont in­ten­ses, le mil­lé­sime de Sor­ciè­res est sans doute un des meilleurs et le Do­maine de la Chi­que est in­dis­cu­ta­ble. Peu de Clos des Fées, sé­lec­tion dras­ti­que.

Ren­con­tre avec Jean-Yves Bi­zot. Émerveillement ré­ci­pro­que. Cuve bois, ven­dan­ges en­tiè­res, sans sou­fre, ne pas in­ter­ve­nir. Le pro­jet pi­not porte ses fruits et le vin nous trans­porte, pro­vo­quant ce « sup­plé­ment d’âme », que, huit ans avant, nous es­pé­rions. Le co­teau a bien changé… Un nouveau projet se dessine.