Stupeur et tremblements


Je ne vois pas d’autres mots pour exprimer mon sentiment après la mort de Denis Mortet qui, hier matin, a mis fin à ses jours dans sa cave. En début d’après midi, lorsque j’ai appris la nouvelle, j’ai mis plusieurs heures à accepter de le croire, à réaliser. La nuit fut infernale, et, bien que ne le connaissant pas, j’avoue que peu de disparitions m’auront autant bouleversé.

Je n’ai jamais eu la chance de le rencontrer. Malheureusement, j’ai remis trop souvent à plus tard des voyages pourtant prévus. Pour l’annecdote, il ne recevait qu’entre Novembre et Mars. Ensuite, il était dans la vigne, forcément dans la vigne. Mais, à travers ses vins que j’aime tant, que j’admire tant, j’ai l’impression, bizarrement, de l’avoir connu. D’en être proche, en tout cas. Je sais qu’il s’émerveillait toujours autant, malgré le succès mondial, malgré les notes parfaites, malgré la demande, incroyable, malgré la pression, venue de toute part, de l’émotion que pouvait déclencher la dégustation de ses vins. Il en était toujours heureux, toujours flatté, presque gêné, semblant ne pas toujours comprendre une telle attirance pour des « liquides », simple fruit de son travail et de son amour pour sa terre.

Certes, il disait souvent qu’il aurait voulu que l’on sente moins le vigneron et plus le terroir lorsqu’on ouvrait l’une de ses bouteilles. Mais moi, c’est le vigneron que j’aimais, cette patte inimitable, cette façon de comprendre le pinot noir au plus intime, au plus serré, obligeant ce satané cépage à exprimer des textures, des arômes, à procurer des plaisirs que, naturellement, il n’avait pas souvent la spontanéité de livrer. Oh, je sais, certains diront qu’un cheval sauvage courant dans la pampa est bien plus beau qu’un lipizzan effectuant un numéro de haute école. Ou que ses vins, par la sensualité et la noblesse qu’ils dégageaient, s’éloignaient trop d’un « style bourguignon » soit disant « traditionnel ». Quelles paraissent futiles, aujourd’hui, ces basses querelles le plus souvent inspirées par la jalousie pour un homme qui, simplement, voyait et ressentait dans ses vignes des « choses » là ou la plupart d’entres nous ne voyons rien.

Comme tout drame de ce genre, une des premières réactions de l’être humain et de se demander « pourquoi ». Toujours heureux dans ses affaires, dans sa famille, dans ses vignes, me disent quelques clients, collègues ou amis communs. « J’ai déjeuné avec lui il n’y a pas quinze jours, tout semblait aller bien, il semblait heureux, épanoui même… ». Comment savoir, en réalité, ce qui peut se passer dans la tête d’un homme qui depuis toujours cherche à exacerber sa sensibilité afin de tirer le meilleur de quelques bouts de bois ? La tristesse, les larmes m’envahissent moi aussi. Et un peu de colère, aussi, devant l’étendue du gâchis : c’est un savoir-faire irremplaçable, fait d’expériences personnelles, d’observations, de traditions et d’innovations qui disparait avec lui, même si, bien sûr, sa femme et son fils, dont je ne peux imaginer la douleur, en détiennent une partie. Je leur souhaite de trouver la force de vivre dans le souvenir positif du grand vigneron qu’il fût.

Denis, moi, et bien des amateurs de vin, nous ne t’oublierons pas. Tant que je n’aurai pas ouvert la dernière bouteille de ton vin, l’histoire ne sera pas finie. Et je ne suis pas prêt de l’ouvrir.

P.S. : un portrait datant de 2003, sur le site Elite wine, ici

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