Un autre monde


Mes enfants le savent : si un jour, un soir, une nuit, au détour d’une route, je tombe sur une grande lueur/chaleur et si, après avoir un peu discuté et s’être fait un câlin, on me propose de m’emmener «ailleurs», que le bonhomme soit vert ou pas, gluant, griffus ou la fille avec un pelage aussi doux qu’un chat et des griffes acérées, je le/la suivrai.

J’ai trop lu de science-fiction, sans doute. Plus de mille livres bien rangés dans une pièce, depuis que je sais lire, et j’ai du en égarer. Trop vu de films, « the Invaders » en tête . Trop rêvé, petit, en regardant les étoiles.

Ce matin, alors qu’une amie me demandait des nouvelles du vignoble, je lui ai avoué avoir l’impression d’être déjà parti, loin, de tourner désormais autour d’une planète inconnue, ne sachant pas, une fois posé, ce qui m’attendait, ce que j’allais découvrir.

Le millésime 2023, vu depuis le 22 juin, est une planète inconnue, un autre monde.

Rien ne va. Deux ans sans pluie (disons au niveau du Sahel, 200 mm ), je crois que vous êtes au courant. Les médias n’auront jamais autant parlé des P.O. (Pyrénées-Orientales) depuis six mois et je crois que tout le monde sait que nous sommes au premier rang du dérèglement climatique, dans la première rangée, au front, devant ces fameux + 2° dont on avait peu idée, jusqu’à présent, des conséquences.

Nous, on le sait. On le vit. Le réchauffement n’est pas le sujet. Le dérèglement, en revanche, va TOUS nous impacter. Plus de pluie à certains endroits (beaucoup plus, plus souvent, plus violemment). Moins de pluie à d’autres, voire plus du tout. La mer, furieuse ou qui monte. L’eau douce, rare, précieuse. Les rivières transformées en oued. Des arbres qui meurent, remplacés, peut-être, par d’autres variétés. Ou pas.

Des vignes, aussi, désormais, dont clairement désormais la survie n’est pas assurée. Sur les « grands » terroirs historiques, souvent orientés au sud, pauvres, peu productifs, les jeux sont faits et il ne reste plus qu’à sortir du casino avant d’avoir tout perdu. Changer de terroir, quand sa région le permet, monter au nord, sans se retourner. Ou à se préparer à des images, à des couleurs, à des textures de savane africaine.

Adapter, a minima, les porte-greffe et les modes de culture. Clairement, cinq hectares sont chez nous en grande difficulté et, je l’avoue sans honte, je ne sais que faire. On parle de restriction d’eau totale, de villages n’ayant plus accès à l’eau potable : l’arrosage des vignes, pour faire du vin, produit pour le moins dispensable, n’est moralement pas soutenable. De toute façon, l’eau, il n’y en a pas, la transporter est impossible, la ressource inexistante. Les barrages se sont remplis avec les quelques orages en montagne, on les garde remplis à ras bord pour que les Canadairs puissent s’y recharger, cet été, car les feux sont annoncés comme pratiquement certains.

Les feuilles n’ont simplement pas poussé et, parfois, elle plafonnent à 15, 20 cm maximum de hauteur. Des bonsaïs, misérables. La sortie était belle mais, pour survivre, la vigne a décidé à certains endroits de tout avorter, un peu comme dans un avion ou l’on vous dit que le premier masque à oxygène est pour vous, le deuxième pour votre enfant, sinon, tout le monde est condamné. C’est nouveau, l’agronomie ne l’avait encore jamais constaté. Tout souffre. Les chênes verts tournent à l’orange, les genévriers sèchent sur pied.

Heureusement, le 9 juin, un orage. Mais sur une terre asséchée en profondeur (à deux mètres, parfois, tout est sec), 30 millimètres de pluie n’arrivent même pas aux racines. Mais cela a soulagé le feuillage de certaines parcelles, de certains cépages, de certains secteurs car il ne pleut plus désormais uniformément. Avant la véraison, on prend, bien sûr, on chante, même. Notre chance est ce temps couvert, gris, sans jours de grandes chaleurs, pour l’instant. Mais samedi, le chaud s’installe. 32, 35, 36°. Que va-t’il se passer ? Je n’en ai aucune idée. Le pire n’est jamais certain, faisait dire Lelouch à Bernard Tapie dans un film, «Homme, Femme, mode d’emploi». L’été peut être pluvieux, qui sait ? Il l’est à Bordeaux où, alors qu’on fait des processions ici pour qu’il pleuve, mes confrères rêvent de quelques jours de sec…

Orage ? Super. Une petite grêle en prime ? Euh… 8 ha de grêlés, mais rien à voir avec les déluges de grêlons tombés ailleurs qui déchiquettent tout. Entre 20 et 50 % des raisins touchés, d’un côté et pas de l’autre, seulement sur les grappes non protégées par les feuilles, cela va tomber ou cicatriser. On vinifiera plus court, plus léger, on sait faire et puis on va encore manquer de Modeste, alors, restons positifs…

Bon, voilà, j’ai fait ma pleureuse. Je pleure pas, j’explique, comme disait Coluche.

Alors j’explique le bon, le beau, aussi, parce qu’il y en a. Belle sortie, du raisin partout, sur tous les cépages, sauf le grenache blanc mais le gris, à 50 mètres, est magnifique. Les pinot noir sont resplendissants, démontrent une fois de plus que désormais, les «Ubacs» n’auront plus rien de commun avec les «Adrets» (apprend-on encore cela aux enfants, à l’école ? Si utile pourtant. Ont-ils encore «géo» et quel est le programme ? Je ne veux pas savoir, «en vrai» comme disent les jeunes).

Le travail pour développer le vignoble dans des zones moins arides, entamé il y a dix ans, montre qu’il était pertinent. 10 ha de Syrah, coincés entre la route et la rivière, un lieu pas vraiment glamour ni spectaculaire, mais en pleine forme. Un vigneron qui n’est pas pragmatique ne fait en général pas de vieux os, désolé de vous enlever vos illusions. D’autres secteurs le sont aussi, en forme, les orages tombant souvent à 100 mètres près. Il pleut à Saint-Paul mais pas à Maury, à Lesquerde mais pas à Latour, sur la droite de la route 60 mm, sur la gauche 10. Comment savoir ? On a commandé 6 pluviomètres de plus.

Ah, j’en suis certain aussi, il y aura de grands vins en 2023 au Clos des Fées, car certains grains sont comme des plombs de chasse. Peu mais bon, après tout, c’était ce qui s’est passé en 1949, en 1947 et bien d’autres, tous ces grands millésimes qui ont commencé par des catastrophes et sont entrés dans la légende. Le temps le dira.

En attendant, on court dans les vignes, on relève, on attache, on enlève quelques entre-cœurs, chaque parcelle exige une stratégie différente, précise, une dose de souffre adaptée (la moindre erreur, côté levant, brûlure, on le voit sur la photo ci-dessous), un cuivre en fonction de chaque cépage et situation de parcelle voire, sur quelques grenache plus arrosés, un produit de synthèse. Eh oui. Le plus naturel possible, jusqu’au moment où on ne peut plus faire autrement. C’est notre philosophie, je continue à être persuadé que c’est la bonne.

J’en profite pour vous remercier, ici, je ne le fais pas assez souvent, pour la confiance que vous nous accordez sur notre envie de traiter le moins possible, avec les produits les plus naturels, mais de faire appel à la science, avec parcimonie et à bon escient. Merci de cette intelligence partagée qui nous donne la chance de pouvoir aligner 20 millésimes de Clos des Fées indiscutables, loin des religions, des dogmes et des chapelles.

J’espère avoir le courage, cette année encore, de tenir mon journal de vendanges.

6 commentaires

  • Philippe
    23/06/2023 at 9:07 am

    Je serais là pour continuer d’en boire et tant que Herve Bizeul sera là

  • Stefan
    23/06/2023 at 10:16 am

    Merci de nous faire le cadeau de votre quotidien avec autant d’investissement et de poésie. Et merci de rester positif, réaliste et pragmatique (ça devient si rare). Je me réjouis déjà de goûter ce futur millésime au regard de toute son histoire…
    Bonne continuation et bon courage

  • damien
    23/06/2023 at 10:57 am

    Courage pour toute c’est difficultés présente et avenir ! On est là, et on continue de boire du clos des fées

  • Jed Bartlet
    24/06/2023 at 7:43 am

    Merci pour ce témoignage factuel des dérèglements en cours; face auxquels vous semblez néanmoins garder espoir.
    C’est couillu et encourageant.

  • T-L A
    24/06/2023 at 7:53 pm

    Merci à Vous pour cet article.

    Je vous apporte tout mon soutien. En plus de votre carnet de vendanges musicales, il vous serait possible d’écrire un roman noir. C’est ce que je ressens à la lecture de vos articles.

    Celui-ci fait penser au roman suivant :

    Marion BRUNET, L’été circulaire, publié dans la collection Livre de Poche en 2019

  • Cyril, apprenti vigneron du dimanche
    25/06/2023 at 6:49 pm

    L’envie de vous envoyer du courage – l’envie de continuer d’avoir de vos nouvelles

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