Vendanges 2023 – Jour J+15 – Sans soufre et sans souffrir


Sergey, Larry et moi, on a démarré ensemble. En 1997, pendant qu’ils bricolaient sur les serveurs de leur université, je m’installais sur un coup de tête/coup de foudre à Vingrau et commençais à cultiver deux morceaux de vignes à moitié perdues.

En 1998, aidé par Andy Bechtolshiem (LE GARS que j’aimerais bien qu’il aime mon vin et qu’on boive une quille ensemble), ils se payaient quelques Sparc Server et en, octobre, alors que je vinifiais pour la première fois à Latour chez le regretté Henri Conte, ils codaient leur algorithme dans leur garage à Palo Alto.

En 1999, quand j’aménageais le garage de la maison et me lançais vraiment avec mes petites cuves en plastique refroidies par l’eau du lavoir, ils réussissaient leur première levée de fonds et commençaient à faire de Google le monstre que l’on connait aujourd’hui.

C’est pour ça que quand on me parle de la « réussite » du Clos des Fées, je me dis que tout est relatif.

Sur mon Mac relié par un modem 56K, grâce à mes amis de l’INRIA, j’ai découvert à l’époque Google un peu avant la mode. C’est à peu près à ce moment là, sans doute grâce à ma passion pour la Science-Fiction, que j’ai compris que plus rien ne serait comme avant, que le changement était inévitable et qu’il n’y avait que trois voies possibles : subir, ignorer, tenter de prendre la vague et de surfer dessus.

Avant Internet, sans google, il fallait pour un vigneron trois générations pour construire un domaine viticole connu et prospère. Avant, bien plus longtemps : « Le plus difficile, pour une premier cru de Bordeaux, s’amuse à dire Pierre Lurton, ce sont les 200 premières années ». Maintenant, quelques années suffisent. Pour réussir ou pour quitter la partie.

Ce que j’ai compris cette année là, c’est que, désormais, tout allait être transparent. Il faudrait du temps, bien sûr, mais, à terme, tout le monde saurait tout sur tout le monde, ou presque et que, dans l’entreprise, la transparence volontaire serait à très court terme la règle à ne pas transgresser. Dire ce que l’on fait, faire ce que l’on dit. Et toutes les dérives que cela, bien sûr, potentiellement provoque, quand on ne le fait pas, quand on le fait trop, quand on cache et qu’on ment et qu’on trouve quand même.

Vendredi, donc, je me suis planté, dans la cave, en vinif.

Cela faisait longtemps que je n’avais pas eu cette sensation d’avoir fait une erreur, d’avoir pris la mauvaise décision, de devoir en subir les conséquences car je ne pouvais revenir en arrière. Faut-il vous en parler ? Faut-il être aussi transparent (je parle professionnellement, bien sûr, la vie privée, c’est un tout autre sujet qui fait débat sans moi dans la société) dans le vin ?

En devenant vigneron, ma volonté première était de passer de l’autre côté du miroir, de répondre à certaines questions qui, en tant que journaliste ou sommelier, me semblaient non résolues.

Dans le monde du vin, personne n’aime à raconter ses problèmes, que ce soit dans la vigne, la cave, la mise en bouteille, le commerce ou le reste. Le vigneron se doit de montrer une sorte de Happy Face permanente, fait croire qu’il vit au pays de Candy, réussit tout ce qu’il touche, n’a pas de problèmes familiaux ou de personnel, fait toujours de bons vins sans intrants ou presque, a de « grands terroirs », n’a pas d’impayés ou de CA en baisse. En vinif, ne se fait pas attraper par les brettanomyces, la piqûre lactique, la réduction ou le goût de souris. Et, si c’est le cas, il fait l’autruche, en toute sincérité (ah bon ? Tu crois ? Non…) ou ment comme un arracheur de dent, à lui même, inconsciemment, ou aux autres, réaliste et assumé. Ses problèmes de rendement ? Ça oui, quand ça justifie une augmentation, même sur les millésimes précédents et futurs.

Donc, hier, j’ai mis du SO2 dans un vin que j’essaie de vinifier sans soufre.

Bon en soi, pas grave. Mais pourquoi ai-je autant souffert ? J’en ai mis peu, bien moins que la dose que la science considère comme – peut-être – un peu ennuyeuse pour les allergiques, bien moins que tout ce qu’il y a dans bien des aliments et des boissons que le monde consomme en infinie plus grande quantité et au quotidien, sans se poser de questions, alors que dans le vin c’est devenu un sujet central. Mais j’en ai mis. Et je me suis senti mal, mais mal….

Tout ça c’est grâce ou c’est la faute d’internet, hein, vous avez compris.

Sans communication directe, sans réseaux sociaux, sans modes sur insta et tentatives d’exister pour des invisibles, le vin nature n’existerait pas. D’ailleurs, son ou ses inventeurs sont inconnus du grand public et Jules Chauvet n’est même pas cité (ou je ne l’ai pas vu) sur ce site qui, et fort bien ma foi, fait l’apologie du vin nature.

Bon, ce serait super long de vous expliquer l’incroyable chaine de circonstances qui m’a amené trop rapidement à prendre cette décision, pensant deux petites cuves victimes de piqûre lactique (deux pannes successives de mon outil d’analyse à des moments cruciaux, lenteur d’un résultat au labo et pas l’idée d’appeler pour avoir un paramètre essentiel, trop d’enjeux et trop de peur sur ce vin important désormais pour nous, trop de fatigue et donc moins de concentration, déception des rendements et tristesse de l’état des vignes, mauvais timing personnel où je n’ai pas écouté les conseils que je donne pourtant aux autres (se poser, prendre le temps de peser le pour et le contre, écrire, plier, mettre dans sa poche, y revenir quelques heures ou une nuit plus tard). Sur la piqûre lactique, qui était possiblement en route alors qu’elle ne l’était finalement pas, il y a ce texte ICI.

Ce qui m’a poussé à poser « à chaud » tout ça de bon matin dimanche après une nuit très désagréable, c’est cet étrange et insupportable sentiment d’échec qui m’a saisi hier soir. L’impression de gâchis, de perte, de rater quelque chose. Alors même que je n’ai rien raté du tout, que le vin est d’un équilibre confondant, qu’à la mise en bouteille il ne restera rien ou presque, que son taux de SO2 sera toujours au final 20 fois inférieur à ce que permet l’autorité de santé, soit moins dans une bouteille que dans une barquette de crevettes, moins dans un verre que dans un abricot sec.

Je pourrais mentir, bien sûr car, dans le monde des « grands vins » personne, ni les professionnels entre eux, ni les médias, ne font d’analyses pour vérifier. Et ceux qui le font n’en parlent jamais.

Mais que je n’en ai pas envie. On ne se refait pas. Oui, il y aura un peu de SO2 dans 100 phrases pour éventail 2023. Ca, c’est dit.

Grosse remise en question pour moi, salutaire. Faut que je relise décidément « se libérer du connu », de Krisnamurti. Même si je me crois libre de mon enfance, de la société (enfin…), les nouveaux diktats du vin ne me traversent pas aussi légèrement que je le pensais (sois bio, sois sans soufre, sois acide, sois nature, sois jeune, avec un petit vignoble, décroissant, pauvre, barbu, fais toi mal si tu veux faire bon, fais toi tatouer, cultive ta beuh, etc…). Sois maigre ? Ah, désolé, le gras, c’est la vie.

On va dire que cette vendange me fait progresser. Be positive. Telle est la voie.

Ce que j’écoute, au quotidien, au jour le jour mais pas tous les jours…

La citation du jour, mais pas tous les jours…

« Qu’est-ce que la liberté ? » J. Krishnamurti

4 commentaires

  • Alain TAUBER
    12/09/2023 at 10:28 am

    Hervé, il y a une énorme différence entre le conte de fées Larry, Sergey et le Clos des Fées, c’est que tu n’as pas été aidé lors de la création du domaine par le SDECE ou la DGSE. Il est maintenant avéré que Google sans la CIA ne serait pas devenu ce qu’il est : https://www.les-crises.fr/la-veritable-origine-de-google-repose-partiellement-sur-des-bourses-de-recherche-sur-la-surveillance-de-masse-allouees-par-la-cia-et-la-nsa/
    À part ça, merci pour tous ces billets qui nous permettent de pénétrer dans les réseaux de neurones du créateur du domaine et aussi d’an apprendre un peu plus sur les problématiques de la confection d’un vin.
    Bon courage dans ces périodes de profonds bouleversements.

  • claire
    12/09/2023 at 11:06 am

    Citation: question philo du bac, on dirait…la vraie liberté serait de pouvoir vivre comme mon amie Martine Nouet qui vit dans une petite maison sur Isle of Islay, pas de canicule et peu de monde a supporter… que des Supers Distilleries de très bons whiskies pur malt tourbes et iodés par l air de la mer… peu de pollution, peu de délinquance…une sorte de vie avec beaucoup moins de désagrements que ceux qui vivent en ville…OU La Liberté est de Faire Son Propre Vin sans s’occuper des contraintes commerciales, Faire Son Vin Vrai en accord avec sa terre , sa vigne et sa Vérité de Vigneron. Si on s’occupe trop de ce que pensent les gens et ce qu »écrivent certains… on perd La Liberté de Faire les Choses comme on le Sent à l Intérieur de Soi… celui qui perd la notion du Soi…perd une partie du But de sa Vie qui est de transmttre a ses enfants le Terroir, les vignes et les bonnes bouteilles…Je connais un autre sujet de Bac pas facile: Peut-on Vivre sans Illusions?

  • Michel Smith
    12/09/2023 at 5:38 pm

    Sois toi et fais toi !
    Hormis quelques orages, tempêtes, tremblements de terre, vagues de sécheresse, guerres pas encore atomiques, tout baigne ! Sois positif comme tu dis si bien.

    • adeline Brousse-Collette
      17/09/2023 at 1:09 pm

      Yes !

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